lundi 31 octobre 2016

Famille, je vous quitte


Le dernier film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde, déclenche les passions. Pour ou contre, pour et contre. C'est intéressant... D'autant que son auteur, adaptateur de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, se fait régulièrement traiter de « jeune prodige du cinéma québécois ». D'autant que, sans être Québécois, j'ai le même âge que lui. L'âge de m'intéresser à la famille d'où je viens pour fonder la famille où je vais.

Dans Mommy, Dolan filmait déjà les macérations familiales mais ce n'était, pour le psychotique amoureux de sa mère, que pour mieux rester avec elle, semant la joie et la tempête. Ici, on retrouve le quasi huis clos de Mommy avec, cette fois, le grand casting bankable et intergénérationnel du cinéma français : Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Nathalie Baye, Vincent Cassel. On retrouve aussi un des thèmes chers à Dolan, ce hard sweet home où s'exprime toute la palette des passions. Eclatent les colères quand les humeurs distorsionnent, dansent en cuisine les communions joyeuses sur quelque tube mainstream.... Une certaine gêne peut naître de ces scènes débraillées et monter au cœur du spectateur qui a toujours gardé ses proches à distance physique respectable, en embrassant seulement au moment de dire bonjour.

Je suis pourtant un spectateur comme tout le monde. Il m'arrive de vivre des joies simples dans la cuisine et des engueulades en voiture, pas toujours bien centrées, parfois très au large des sujets qui unissent ou divisent. Il y a des « choses » qu'on ne dit pas en famille, ou plutôt des « causes » qu'on ne veut pas entendre ni traiter. Des rôles aussi, bien établis ceux-là, des préférences, des favoris, des pouvoirs... Et malheur à celui qui fait bouger les lignes ! Mais que se passe-t-il quand le fils prodige revient au pays pour annoncer sa propre mort ? C'est le sujet du film, du moins son point de départ.

Louis, un écrivain de 34 ans (un peu vieux pour le visage d'Ulliel), revient dans sa famille pour rompre définitivement avec elle. Il est filmé assis dans un avion ; on entend sa voix off, sombre et paresseuse, qui soliloque sur sa « terrible » décision : retourner chez les siens après une longue absence - coupe progressive de tout fond sonore pour ne laisser que la voix... On entend ensuite que le but de sa visite est d'annoncer sa mort prochaine ; on fait le lien avec la voix caverneuse mais on ne comprend pas la cause du décès. Il règne ici une gravité un peu téléphonée. On est forcé d'entrer dans la tête de ce jeune homme résigné (ou suicidaire ?) qui a choisi de révéler son mal (ou projet) à ses proches, bien trop heureux de l'accueillir. Mais il y a Antoine, le grand frère (Vincent Cassel), qui perturbe la joie des retrouvailles...

On devine Antoine jaloux, agacé par l'attention portée à son frère cadet. La situation énerve aussi le spectateur qui, ne sachant rien de lui ni de ses œuvres miraculeuses, attend des signes tangibles de l'existence du messie. Or, le personnage de Louis est engoncé dans un stoïcisme ombrageux ; son aura approximative se réduit à quelques tics de bouche et au plissement presque imperceptible des yeux (durant tout le film, il restera dans ce clair-obscur poétique). Léa Seydoux (Suzanne) joue ce qu'elle aime, une ado qui fume alanguie dans un canapé rouge. Nathalie Baye a été choisie pour être la mère aimante - mais pourquoi a-t-elle l'accent québécois d'Anne Dorval dans Mommy ?  Vincent Cassel sera le grand frère railleur face à la fenêtre et Marion Cotillard, sa femme, ne sachant où se mettre, balbutiera trop ostensiblement. Le tout est assez confus, on demeure circonspect, dans un état instable... proche de l'ennui, pas si loin des sketchs des séries TV, genre Parents mode d'emploi. On dira cependant que Dolan sait filmer les joies simples, les communiquer, et parvient à gommer les pudeurs les plus tenaces.

Si le sujet du film se dérobe, il faut sans doute creuser la manière Dolan de filmer l'incommunicabilité. Il ne filme pas, comme Kechiche dans La vie d'Adèle, le mutisme navrant des parents d'Adèle déglutissant leurs pâtes devant sa copine artiste et instruite. Sans verser dans l'opposition facile entre le raffiné et l'inculte, il nous montre au ras du quotidien, avec la plus grande cruauté, l'impossible conciliation de deux formes d'intelligence : celle du grand frère qui tantôt se tait, tantôt pratique l'humour paysan ; celle du fils préféré, littéraire et tragique. Les meilleures scènes sont celles de cette confrontation plus ou moins directe entre deux structures d'esprit incompatibles. Il est dangereusement hilarant de voir la réaction épidermique de l'aîné aux détails « proustiens » du cadet qui tente de créer la complicité. En voiture, sous un ciel bleu limpide : « T'es en train de me noyer gentiment là, laisse-moi tranquille, commence pas avec tes conneries, tu me parles du buffet, de l'aéroport, du fait que tu as pensé à moi devant ton chocolat chaud... » A table, au moment du dessert : « Quoi ? tu veux revenir dans l'ancienne maison, juste comme ça, pour voir si le vent n'aurait pas dévié la toiture ou je ne sais trop quoi, (...) c'est comme vouloir aller à Auschwitz et se branler sur le sang des Juifs ! »

Le film va mieux, même si le rire qu'il déclenche est amoral. Mais alors qu'on pense atteindre l'indicible, on songe au flash-back où le frère poète vit sa première nuit d'amour avec un mignon... Ici se profile la figure de l'artiste talentueux et sensible, opprimé par le grand frère homophobe. Quelle est-elle donc cette matière, cette « cause » à défendre ? Si nous quittons les visions du monde entrelacées pour la défense de la cause gay, c'est réducteur. La fin de la virée en voiture semble confirmer que c'était bien l'intention du cinéaste : montrer la peine de l'ancien amant quand son frère brutal lui annonce, avec un certain dégoût, que le mignon en question vient de succomber d'un cancer... Plus tard, j'apprends que Lagarce était atteint du sida quand il a écrit sa pièce : serait-ce cette mort prochaine que Louis retient dans sa bouche jusqu'au bout ?

A la fin, sous le prétexte d'un rendez-vous, Louis annonce à sa famille qu'il doit définitivement la quitter. Antoine offre aussitôt ses services pour raccompagner son jeune ingrat de frère à l'aéroport. Mais le choc de l'annonce et la volonté d'abréger la situation tournent à la scène cathartique : des reproches, des cris, le grand qui se met à pleurer d'être toujours déconsidéré et la violence contenue dans ses poings... Ce torrent d'impuissance dans le soleil de la porte d'entrée est d'une sauvage beauté.

Quelle fin du monde ? Louis n'a rien dit du mal qui le ronge. Il semble bien-portant. Son génie est axiomatique, jamais questionné ; l'idée de sa mort est d'un tragique emprunté. On s'interroge toujours sur les raisons de son retour et de son départ. Des causes de cette rupture, nous n'avons que des bribes d'indices qui agacent et vulgarisent les plus belles complexités. Le problème, c'est que le « Famille, je vous hais » de Gide - crise d'adolescence tardive pour un trentenaire – est trop maigre pour justifier la fin du monde. C'est seulement sa fin à lui. Et encore, on n'en sait rien.

Au total, il ne s'est à peu près rien passé. Le « dit » du film est séduisant – comment ça frotte les incompatibilités entre les proches - mais le contexte n'est pas explicite et les ressorts en sont absents. Quitte à faire l'autruche, on s'en tiendra à ce qu'a montré Dolan : les haines et les complicités profondes devant cette faculté d'utiliser ou non la fonction poétique du langage.


RM


mardi 26 juillet 2016

De la guerre au travail


J'apprends qu'un prêtre octogénaire est mort ce matin, égorgé sur l'autel d'une église de campagne.

J'écoute, j'observe... non, personne n'en parle... je n'entends personne parler des causes premières. Tout le monde semble vouloir les voiler. Pourtant, elles ne sont pas musulmanes.

Toujours le même spectacle : des mines de journalistes affectées sur commande, un Manuel Vals qui entonne le « On est en guerre » pour semer, qui sait, quelque lyrisme guerrier périmé, un archevêque de Rouen qui se contente de pousser un « cri vers Dieu », un journaliste de la Croix qui sent sa colère pousser, lui aussi. Toute la comédie qui constate et rappelle sans cesse le tragique.

Les mots « horreur », « barbarie », « innommable », surprononcés depuis deux ans, sont usés. La solidarité des peines n'est qu'une solidarité de circonstance forcée ; elle masque le sauve-qui-peut généralisé et les innombrables indifférences d'un marché du travail bloqué. Misère morale, économique, sociale, culturelle chez les enfants du capitalisme. Société qui ne sait pas accueillir ses enfants diplômés, encore moins les fils d'immigrés sans diplôme, autrement que par des stages sous-payés. Il n'y a plus que le spectacle de la mort qui fasse oublier que les canots de sauvetage de l'économie ne peuvent pas accueillir tout le monde. Que vaut la solidarité des peines face à la prégnance des haines économiques ? Quand il n'est plus possible de sublimer par le travail, le terrorisme libère la pulsion de mort.

Sitôt évoqués les attentas de Nice, avant ceux de Saint-Etienne-du-Rouvray, une grand-mère excédée tapait dans le mille :

« Ceux qui sont au Gouvernement, ils n'ont qu'à donner du travail à nos jeunes ! Ils n'iraient pas tuer des gens comme ça ! ».

Mais personne pour le dire, ce soir, sur BFM TV et France 2. Ce soir, les grands mots sont tièdes : unité, fraternité, diversité... Certes, le Gouvernement ne peut pas tout faire... Ces belles notions ont surtout besoin d'une nouvelle utopie collective et d'un moteur individuel valorisant.

Donc : le travail et l'emploi plutôt que la pulsion de mort héroïsée par le terrorisme.


RM


samedi 18 juin 2016

Beethoven et Mahler sous haute bienveillance


Il faisait radieux pour aller entendre les puissants égos germaniques de Beethoven et de Mahler à la Philharmonie de Paris en ce jeudi 9 juin 2016. Le soleil généreux blanchissait toute la place devant les anciens abattoirs de la Villette, le même soleil qui avait chauffé quarante ans plus tôt les fans faisant la queue pour le show des Rolling Stones. C'était le 6 juin 1976, mon père en était et s'en souvient très nettement. A l'époque, le groupe jouait avec les derniers remous du glam' et intégrait le funk : Hot Stuff...

Ni cheveux longs ni cuirs quarante plus tard : nous allons voir un concert de musique savante en veste et en famille. Nous nous présentons un peu avant 20H30 sous le fronton onéreux de Jean Nouvel, dont les écailles d'argent rappellent le musée Guggenheim de Bilbao. Les hôtesses dans les spacieux couloirs blancs nous conduisent aux portes de la grande salle, la fameuse ruche noir-blanc-miel. Assis au deuxième rang cette fois, je m'y sens toujours bien. Le public vient d'abord pour le plaisir des oreilles sans trop de comédie, dans un lieu à la pointe de la modernité acoustique, aux prix accessibles. Les élèves du conservatoire régional ont joué gratuitement à 18h30 un des trios de Beethoven, mise en bouche démocratique assurée par des presque professionnels. On sent que la Philharmonie veut créer les mélanges, faire jouer les amateurs, attirer les jeunes. Son but n'est pas de restaurer les intimités aristocratiques, ni d'intimider les Rastignac. C'est plutôt de prolonger l'action de Jack Lang : la culture pour tous, le classique pour chacun.

C'est le chef américain Herbert Blomstedt, octogénaire filiforme aux airs de majordome de Bruce Wayne, alias Batman, qui dirigera le cinquième concerto de Beethoven, écrit en 1809 (surnommé L'Empereur) et la première symphonie de Mahler, composée en 1888, puis remaniée en 1903. L'empereur n'attend pas : le silence n'est pas encore complet que Blomstedt lance de ses longues mains les premiers accords en mi bémol majeur de l'ouverture, solennels comme dans la 39ème symphonie de Mozart. Le piano de Till Fellner, Autrichien consciencieux aux larges épaules, se charge d'enluminer les accords du Tutti par des fusées d'arpèges jusqu'au thème impérieux. Je me trouve tout devant et, il faut le dire, un peu déçu : j'entends bien les violons mais tends l'oreille pour saisir toutes les notes du piano, comme noyées dans leur propre réverbération. La faute sûrement à ma place trop proche de la scène, comme en dessous du niveau de flottaison des sons, mais aussi à cette tendance actuelle de jouer les concertos de style dit classique sans trop d'effectifs. Résultat : moins frêle que le concerto pour violon de Mozart l'année dernière, mais l'effet d'immersion par la puissance ne s'accomplit qu'à moitié. Au moins d'où je suis, en contre-plongée, je peux voir les mains du concertiste monter et descendre le clavier, tout en finesse et précision, comme sécurisée contre la fougue possible. Craignait-il de déraper sur une note indésirable ?... Certainement cette juste application lui a empêché d'atteindre la grâce.

La beauté du deuxième mouvement saisit toujours ; un apaisement divin qui s'élève des décombres. Le chant pur des cordes soutenu par les pizzicati des contrebasses, suivi des gouttes légères du piano qui laissent espérer plus grand : une musique qui rachète la laideur du monde. Sur l'interprétation, celle de Glenn Gould reste indépassable tant elle est à la fois simple et hantée. Au moins, celle de l'Autrichien, désirant être à la hauteur de ses racines, si elle ne transpire pas l'impétuosité, n'utilise pas le rubato affecté de Kissin et autre effet de délectabilité à la Lang Lang qui font songer à des attendrissements de vieille fille. Elle reste sobre et laisse parler la musique, c'est suffisant pour avoir la nuque en frissons et les mains moites.

Avec le Rondo, l'orchestre a gagné en puissance, celle qui lui manquait au début, et le son du piano sort enfin de sa semi-noyade. Le jeu toujours précis de Fellner énonce avec vigueur chaque retour du refrain, semble vouloir braver sa retenue, aidé du talon de ses chaussures vernies qui frappe ça et là les temps forts. Aidé aussi par l'orchestre qui joue plus franc, et les sourires bienveillants de Blomstdet. Le concerto s'achève brillamment, davantage animé par le brio des salons que par la puissance impériale, mais peut-être Beethoven l'a-t-il voulu ainsi. Le ciel déchiré qui tombe, ça sera pour après l'entracte, avec Mahler.

Cette fois-ci l'orchestre revient wagnérien, au grand complet : plus de cordes, à grand renfort de cuivres et de bois. Mahler y ajoute aussi d'autres instruments comme le cor anglais ou la harpe, celle-ci arpégeant juste à ma gauche. Il suffit d'entendre les tenues en unisson, nuance piano, pour comprendre que le son est enfin plus ample, au mieux des possibilités acoustiques de la salle. Au tout début, on croit entendre les bois du Sacre du Printemps, chargés de réveiller la nature. Les trompettes fanfaronnent par dessus la gravité des cordes, mais sont invisibles ; elles viennent de loin, je les entends jouer à ma gauche, sur le chemin des loges, une salle restée ouverte jusqu'à l'entrée des musiciens manquants, qui se fait par l'arrière. Retard prémédité : les pépères n'étaient pas au bistrot.

L'introduction s'allonge sans cesse avant d'aboutir au premier thème des violons, auto-citation du compositeur - lied n°2 du cycle Les chants d'un compagnon errant. Mahler n'hésite pas à prendre son temps pour bâtir son vaste monde, en étirant les climats du voyage où la Nature chante puis s'inquiète ; son wanderer va gaiement à travers champs puis tout à coup voit son bonheur se transformer en douleur. Werther ravi par la beauté du paysage est subitement écorché par son amour impossible pour Charlotte. Surchauffe saisonnière ? Mahler, constamment happé par ses fonctions de chef d'orchestre, ne trouvait pas le temps de composer, sauf l'été. Surcroît de tensions...

Esthétique de la déchirure, Mahler ? C'est une formule qu'aiment employer les musicologues. Elle ne résume pas les trois premiers mouvements de la symphonie, luxuriants de timbres, partagés entre l'ironie des folklores et l'amour de la Nature. Ils donnent l'occasion au chef d'arbitrer chaleureusement les pupitres, malgré sa raideur de bassin propre à l'âge. Mais il est vrai qu'au quatrième mouvement éclate le désaccord fondamental du héros romantique : à coup de cymbales, volent en éclat les joies champêtres et tombent les ténèbres. Dans ces moments de déchirement où roulent les tambours, les départs de Blomstedt semblent parfois décalés avec le reste de l'orchestre. Le rictus imperturbable du vieux sage n'a pas l'air d'en prendre ombrage, seul détail rassurant au- dessus du chaos. Il nous accompagnera jusqu'à la rédemption.

Je ne dirais pas qu'Herbert Blomstedt fait totalement corps avec la symphonie Titan, comme naguère Léonard Bernstein avec l'orchestre philharmonique de Vienne. Mais il garde jusqu'au final son geste délié et rassembleur, faisant du respect de la partition « un impératif supérieur », comme il l'affirme lui-même. Le motif bohémien qui suit le thème Frère Jacques du troisième mouvement se balance avec allégresse sous sa direction, tandis que ses politesses de majordome tempèrent les moments d'effroi, et légèrement en retrait du spectacle, on appréhende les déchirures de Mahler avec plus de sérénité. C'est déjà bien assez violent pour des oreilles familiales plus habituées au classicisme viennois qu'au gigantisme post-romantique. Ça ne signifie pas pour autant la faiblesse : ma grand-mère, à la sortie du spectacle, a comparé les mains du maestro à celles du général de Gaulle. C'est dire si elles étaient solides et respectables.


RM



jeudi 21 avril 2016

D'autres émotions que pourpres ?


Prince est mort ce matin. Des suites d'une mauvaise grippe à ce qu'il paraît. J'apprends la nouvelle en fin de journée, à la radio. En général, je regarde peu la télé. Négligent, je n'ai pas acheté mon décodeur TNT HD assez tôt et les magasins sont en rupture de stock, si bien que je n'ai qu'une seule chaîne d'information en continu, LCI, et c'est sur ce canal que je vois la nouvelle enfler et prendre toute la place ce jeudi soir.

LCI est une filiale de TF1, chaîne que je fréquente le moins possible. Elle pratique néanmoins la décontraction et l'insolence avec une apparente liberté, et gratuitement on dirait. Ailleurs, ils ont sûrement incrusté quelques images pour tenir dans le JT. Ici, la nouvelle est traitée au rythme des connections sur Twitter et Facebook. Des millions paraît-il. Donc, c'est important. La disparition de Prince mérite la distorsion, le commentaire du Premier ministre de la France, le recyclage et la répétition, et va donc se nourrir d'elle-même pendant des heures avec du frais, du moins frais, des commentateurs qui vont rester sur le plateau et causer sans timing avec les mêmes images derrière. Ce soir, on dirait qu'il ne se passe rien d'autre dans le monde.

Bon, ça fait quoi la mort de Prince, deuxième roi « de la pop et du funk » après Michael Jackson ? On le célèbre pour son génie, son intégrité, son travail de fou, ses talents de guitariste, ses blanches minerves au cou, son jeu de scène, son indépendance, sa personnalité fantasque, son mépris des maisons de disques, son ambiguïté, son art illimité etc. J'entends sa rivalité avec Michael Jackson. J'entends la tristesse des fans qui ont perdu aussi David Bowie il y a seulement trois mois, funeste année... Je n'entends pas le mot « rock ».

Alors je retourne à mes disques de Prince. J'en ai cinq, des vinyles qui ne craquent pas, tous achetés entre 1982 et 1987. J'ai suivi Prince dans les années 80, les meilleures de son art, dit-on. Je ne vais pas remettre Purple Rain qui passe en boucle sur LCI et partout dans le monde cette nuit. Ni Parade où se trouve Kiss, son deuxième tube de tous les temps. Je baisse le volume de la télé et pose un autre album sur ma platine, celui dont le titre Around the World in a Day est invisible sur la pochette bleue néo-psychédélique. Il y a cette chanson, Paisley Park, qui porte le nom du studio que le génie a créé, où il s'est enfermé avec hauteur et un soin paranoïaque, où il est mort hier si bizarrement. Une chanson que j'aimais bien car elle sonnait « sixties », grande prairie révolue avec corps allongés au soleil, une facette méconnue de l'artiste. Je ne l'ai pas écoutée depuis 30 ans. Je l'aime toujours, cette chanson.

En allant plus loin que ces langueurs surannées – ce qu'elles étaient déjà en 1985 – je retrouve ce penchant moderniste pour la trituration, les cassures, les nappes de clavier criard, le bruitage... Ces effets de griffe me vrillaient les nerfs quand j'avais 25 ans, comme les albums de Bowie période froide, et parfois ne me faisaient rien du tout. J'achetais les disques de Prince et de Bowie pour être dans le coup, dans les années 80. Je les écoutais peu. J'écoutais mieux et bien plus fort Clash, les Ramones, Johnny Thunders et tous les groupes garage qu'on lisait dans Rock&folk. Il me semblait cependant que Prince, venu de la soul et du blues, méritait le respect dans la planète rock, alors que Michael Jackson ne méritait rien, aucune dépense de ma part en tous cas.

Funky, sauvage, baroque, kitsch, psychédélique, inattendu et sans concession, ce prince-là n'était pas comme Johnny Thunders, un « kid » brisé (de Minneapolis ou d'ailleurs), mais tout de même une sorte de rocker sombre et décadent quelque part.

Je n'ai pas changé sur le respect dû à l'artiste. Je vais reparcourir ses albums, ceux que je possède, et peut-être qu'en 2016, triste à mon tour, vais-je accéder à des émotions autres que pourpres. On verra.

Crom21


mercredi 30 mars 2016

Port du collant autorisé durant la course


Je viens d'en faire une fois de plus l'expérience : le jogging – ou running, terme plus tendance qui désigne une pratique régulière - libère. Pas seulement des toxines. Il libère le corps masculin et fait de la solitude une victoire.

La tenue du joggeur a été conçue pour respecter les lois de l'aérodynamisme. Ces mêmes lois rencontrent aussi celles de l'esthétique. Elles permettent aux hommes de montrer toutes leurs formes, de bas en haut, à la condition qu'ils n'aient pas la pruderie d'enfiler un affreux short-bâche par dessus le collant noir. La libération ne porte pas sur le haut : transposé en tenues urbaines, le maillot moulant donne la chemise ou le t-shirt cintrés, plutôt démodés et connotés chic de province. Elle concerne le bas : le collant de course, appelé vulgairement « moule-sexe», est absolument proscrit pour le mâle hétéro en dehors du sport. Entorse à la virilité ?

Le jogging offre aux hommes une occasion de se travestir :

Y avait-il de la transgression dans le collant uniforme des Frères Jacques, quatuor vocal d'après-guerre qui s'invita longtemps à la télé de nos parents ? Il y avait du jazz et de l'opérette fanée, de l'existentialisme vachard, du mime cocasse en chapeau et moustache, du Prévert à boules, de la poésie même, mais rien, absolument rien de sexy.

Sportivement porté par un Mick Jagger « sévèrement burné » au début des années 80, moulant ombrageusement le corps entier d'un Batman à l'époque reine du baggy de banlieue, le collant des stars suscite une réaction paradoxale chez la plupart des femmes, dégoût narcissique mêlé de fascination phallique. Pour nous les hommes, ce pourrait être un argument suffisant pour l'adopter dans la vie de tous les jours, avec un cuir large qui fait de belles épaules. Il se rapprocherait ainsi de la silhouette canonique du mâle taillé en « V ». Mais autres temps, autres courbes : dans la mode de notre époque, seules les femmes ont droit au legging... Le jogging est donc l'unique occasion pour l'homme hétéro de porter une combinaison moulante qui montre les fesses, les jambes et les attributs remarquables. En cet instant d'environ une heure, les deux sexes sont à égalité de mise en valeur du corps. Il permet cette transgression pour l'homme, à la limite du travestissement. C'est pourquoi les femmes le regardent, curieuses.

Le jogging donne une contenance à l'errance :

C'est là un argument en faveur des deux sexes. Le jogging donne une contenance aux errances qui suivent l'effort et écarte les présomptions de dérangement psychique. Une fois le tour terminé, le joggeur ralentit, s'arrête puis repart, parfois dans un autre sens, traçant un itinéraire pas toujours rationnel. Cette promenade solitaire de récompense, propice aux rêveries du joggeur, est des plus agréables car socialement justifiée ; elle serait l'équivalent du verre entre collègues à la sortie du travail, rétribution de l'effort utile, avec la solitude en prime. Malheureusement, en dehors de la course à pied, les déambulations ont un mobile plus vague et littéraire, lorgnant vers le voyeurisme, la faiblesse, voire la névrose. Dans les esprits peu romantiques, elle jette une ombre sur le promeneur solitaire. En tenue de jogging, elle rassure tout le monde, et peut même séduire certains regards...

Le jogging donne de l'assurance :

C'est bien visible : il émane du joggeur une force tranquille. Sa victoire physique le fait marcher avec assurance, insensible aux injonctions de rangs, au dessus des mimiques, crispations, gravités feintes, suées bureaucratiques, comédies multiformes des pâlots sédentaires. Soulagé de lui-même, il n'a pas besoin de s'inventer un pouvoir. Il marche en affranchi.

Fort de cet état, le mieux est de terminer la promenade en passant devant un café saturé d'urbanité ostentatoire - par exemple, le Flore. Encore suante, la ligne raffermie s'offre à tous, sans tricherie vestimentaire, et interpelle les coquettes attablées. Si les complexes ne nous dévorent pas, le sentiment de plénitude domine. Le corps remercie son propriétaire. Et l'on passe tel le combattant victorieux rentrant du lointain combat.

Certains persistent à vouloir courir en meutes malgré cet avantage. Après l'effort, ils effectuent de concert toute sorte de gestes qu'ordonne un chef de troupe. Dans leurs étirements, ils se sourient bêtement comme des gens du troisième âge qui s'obligent à rester en forme. Ils avaient pour une fois un excellent motif de retrouver leur indépendance et divaguer plus libres et tranquilles. Pourquoi ne l'ont-ils pas saisi ?

Pour ma part, je choisis de prolonger les rêveries admises tant qu'il y a du soleil, me sentant bien dans mon collant noir. Errant, suant et un peu travesti, c'est assez comique de se sentir malgré tout justifié par la norme.



 

dimanche 21 février 2016

Les années 90 dans une barre de Mars


J'ai vu Peur de rien, réalisé par Danielle Arbid, film rétro dans la lignée de J'aime regarder les filles ou Trois souvenirs de ma jeunesse. Même époque que ce dernier, début des années 1990, le Paris du second règne de Mitterrand, sans Internet, dernières subversions par le rock et étudiants encore politisés...

Dans le film de Danielle Arbid, l'étudiant fauché venu dans la capitale est une jolie immigrée désirant vivre son rêve de liberté à la française. Pour Lina, Libanaise de 17 ans, c'est la liberté de s'inscrire aux cours d'économie, d'histoire de l'art ou de littérature, dispensés par de chaleureux professeurs vieille école. Une liberté amère au début, sans domicile fixe, puisqu'il lui faut fuir son logeur, un oncle qui tente d'abuser d'elle.

Les images que ma mémoire re-projette volontiers ne sont pas celles de la tentative de viol, ou des nombreux plans de soleil matinal sur le visage trop facilement gracieux de l'étrangère. C'est une scène d'une extrême banalité. Il doit y avoir une raison...

La scène en question est un dialogue entre Lina et sa voisine d'amphi, Antonia, une beauté blanche à la dentition dérangée comme celle de Laetitia Casta. Le lendemain de sa fugue, Lina, amère et sans affaires, lui adresse la parole. Ça donne à peu près ceci :

- T'as une feuille ?
Antonia lui décroche négligemment une feuille de son bloc-notes, en disant tout bas à sa copine de gauche : dès le premier jour, je me fais déjà taxer ! Lina la remercie puis, quelques secondes plus tard, lui demande une nouvelle chose :
- T'as pas un crayon ?
Antonia lui répond :
- Tu veux pas un Mars aussi ?
Lina baisse les yeux et se retourne vers sa feuille mais Antonia lui sourit déjà :
- Hey, je plaisante... Tiens, voilà un stylo.

Le dialogue est délicieux de désuétude. Il est une déclinaison de la blague du XXème siècle « Tu veux pas cent balles et un Mars ? », façon de dire  « et puis quoi encore ? ». Il dégage l'énergie des rentrées, les socialisations fraîches qui peuvent changer la vie. La barre de Mars potache, les fournitures neuves d'abord achetées pour soi et l'illusion des prises de notes parfaites créent le lien entre deux anonymes. La veste en jeans aussi, large comme la mode de l'époque, portée par Antonia qui joue l'étudiante désimpliquée sûre de ses charmes. On ne la voit pas tellement intéressée par ses études ni par la politique. Ce qui l'excite c'est la séduction et les joies du corps, s'amuser et plaire sans trop de conséquences : elle cherche à rencontrer des types en discothèque dans le boum-boum écrasant. Elle se vante même dans une réplique franchement lourde d'avoir déniché le coucheur parfait, « un vrai feu d'artifice ». Il l'a abandonnée sans laisser de nouvelles. « Pas grave », dit-elle.
Le personnage d'Antonia, déjà secondaire, n'est pas très consistant. Le bon sens le dirait même totalement superficiel. Mais il a son intérêt dans une histoire qui se déroule au début des années 1990 : ses blagues sont bien d'époque ainsi que sa façon de s'habiller comme un mannequin 3 Suisses, mais il n'évoque aucune des contre-cultures musicales ou politiques incarnées par les autres acteurs. Il est le clin d'oeil fait au monde d'aujourd'hui ; la fête comme unique point de fuite, la seule poursuite du plaisir comme horizon indépassable. Antonia pratique un détachement sans motivation philosophique, qui donne au mieux des réparties fraîches sentant bon l'adolescence.

Pourtant, la réussite du film est de nous montrer les derniers engagements de la jeunesse du XXème siècle à son crépuscule, derniers remous d'utopies collectives au dessus du confort et de la carrière de chacun. Ils donnent Julien, qui n'aime pas l'école mais détient une touchante érudition sur le rock-garage, ou Rafaël, militant d'extrême gauche qui affronte les cogneurs d'extrême droite – les « fafs » - pour défendre les idées de son journal, taxées de «philosophie de pédé ». Curieusement, les clivages politiques n'empêchent pas la solidarité : c'est une copine d'extrême droite qui trouve à la jeune libanaise un plan logement stable. Au passage, on avait oublié que jadis le loyer d'un studio à Paris était encore à la portée d'une travailleuse à mi-temps.
« Tu veux pas un Mars aussi ? » La blague d'Antonia me revient... Pourquoi sonne-t-elle désuète ? Parce qu'elle fait référence à un monde étudiant où la barre chocolatée, sans doute peu diététique, était de première importance. «Mars, et ça repart », c'était le slogan de la marque en 1996. Il fallait bien que quelque chose fasse repartir le moral des jeunes du temps où il n'existait pas encore le texto gentil qui vibre dans la trousse. Quelque chose comme un Mars, ou quelqu'un comme une voisine d'amphi finalement très charitable. Car Antonia a beau être branchée, jouisseuse, clubbeuse, évoquer par ces aspects la fêtarde du XXIème siècle, elle hébergera Lina gratis dès la rentrée pendant plusieurs semaines, lui trouvera un boulot dans une agence immobilière et l'emmènera à ses soirées boum-boum – alors même que Lina, plutôt mutique, ne se montrera pas d'une compagnie flamboyante et drôle.

Aujourd'hui, la barre marron a vingt ans de plus et Antonia aussi. Elle ne peut ignorer les campagnes TV qui affichent « ne pas manger trop gras, trop sucré et trop salé ». Elle n'aurait plus l'idée d'offrir un Mars en plus de son stylo. Les sucres rapides, comme la clope de l'intercours, relèvent d'une autre époque, moins hygiéniste, moins prohibitive. Les plaisirs de bouche sont plus sélectifs. L'indifférence, elle, se porte bien sous diverses protections.


RM

lundi 18 janvier 2016

Bowie en cinq temps


David Robert Jones s'est fait traiter de poseur par des rock critics étroits et des citadins crottés du temps de sa magnificence. Ils ne savaient pas à quel point le pire était à venir : cette musique arty qu'il a contribué à inventer et qui sévit partout aujourd'hui sous le nom de techno pop. Mais Bowie fut chaud avant d'être froid, avec Mick Ronson spécialement, déjà travesti, transformiste, multipolaire, flamboyant, acteur craqué et craquant. Anglais, gentil et bien élevé cependant.

Ici, on ne cherchera pas sa nue vérité toujours maquillée dans l'air du temps qu'il fera demain, juste cinq moments pêchés dans le courant d'une jeunesse française et provinciale. Des instants durables qui ont compté, des souvenirs qui ne sont pas les siens, ni les vôtres. Je me souviens de David Bowie et de ses fans inconscients.

Instant premier : le temps des cerises

C'était en 72, je faisais les cerises du côté d'Auxerre avec des cueilleurs de toutes origines, manouches, étudiants, mineurs de moins de 16 ans et saisonniers blackpayés. On avait mal au dos, des cerises devant les yeux jusqu'au moment de s'endormir, et certaines robes sentaient la caravane et la fumée. Dans le tas de mains pas toujours habiles, il y avait celles d'un garçon pâle un peu moins jeune que moi. Différent. Il avait peut-être 16 ans et demi, une fine tête et une drôle de coupe de cheveux en arrière, avec de longues mèches raides dans le cou. Des manières de fille aussi, dans son air, sa démarche, ses maillots en soie mauve ou orange. Je lui parle de Johnny au Palais des Sports 71 (meilleure période avec tenue en jean brut cloutée d'étoiles et Polnareff au piano). Il me toise, me répond : dépassé. Lui, il va à Londres cet été, fréquente les boîtes de là-bas, s'habille comme là-bas, c'est bien pour ça qu'il fait les cerises : pour se payer le ferry et le reste, l'avant-garde sinon rien. Et l'avant-garde a un nom : David Bowie. C'est la première fois que j'entends ce nom-là. Il paraît que Johnny, c'est la France des bals à côté, celle des petits cogneurs du samedi soir. On dirait que je ne suis pas très raffiné.

Temps II : le glam des campagnes

Vers 74, les lycéens ne vont plus au bal ; du reste il n'y en a presque plus, de ces bals de campagne démontables où ça se cogne dessus entre jeunes sous-diplômés. On va en boîte et je ne sais pas la chance que j'ai de pouvoir écouter Rebel Rebel dans un trou paumé de l'Yonne au nord d'Auxerre. Ce trou s'appelle Méré. J'y retrouve presque tous les samedis soir une fille du peuple aux joues maigres qui s'habille en Keith Richards ou en Aladdin Sane sans le vouloir vraiment. Elle a aussi, sans trop le savoir, la denture vampire de Ziggy Stardust. Cette fille défoncée allume tous les mecs à Méré, couche avec certains, me sourit, gesticule, me provoque, disparaît, me rend fou. Alors je danse, un peu chargé, envapé, en quête d'autonomie. Il y a une série que je guette, sur laquelle je danse vraiment, le cul en buse, une sorte de jerk risqué. Ça commence par un riff de guerre, Jumping Jack Flash, et ça se termine par un autre riff scandaleux, The Jean Genie. Il y a Midnight Rambler et Rebel Rebel au milieu. J'ai 17 ans et je suis loin d'identifier tous ces titres, mais il y a dans cette campagne reculée un disc-jockey inspiré qui entrebaise les Stones et Bowie tous les samedis soir, vers 1h du matin. C'est tellement riffé, impérieux, lascif, cohérent, que je ne sais pas non plus quel groupe joue quoi. Une chose que je sais : cette série est la bonne, cette musique est la mienne. Plus jamais je ne danserai comme ça, avec mon corps seulement...

Temps III : grandeur et décadence vont si bien ensemble

On est en 78 et j'écoute Aladdin Sane. C'est un cadeau de ma compagne du moment qui deviendra celle de toujours. Elle ne partage que sa minceur avec la fille de Méré. Elle est brune, bronzée, sérieuse, pacifique et sensible aux courants d'air. Qui lui a inspiré ce disque 30 cm, et d'abord cette pochette glaciale où seuls les cheveux de l'artiste et l'éclair peint sur sa face sont rouges ? Je ne sais plus si c'est moi. Je suis dans une période de rattrapage car je n'ai aucun disque de Bowie, même pas Ziggy Stardust. C'est une écoute décalée dont l'objet remonte à cinq ans, autant dire au passé antérieur. L'époque n'est plus aux mèches rouges, à l'androgynie et aux tenues de scène constellées. L'époque est funky but chic, et punk sur l'envers. On s'efforce d'aimer Miss You mais regarde plutôt cet homme... Aladdin Sane, de bout en bout, c'est la sainte alliance des guitares lourdes, des choeurs ailés, des mélodies sixties détournées et du piano expérimental. On peut s'aimer là-dessus, debout ou dans un lit. Nous l'avons fait, après la tuerie de Watch that man, et mieux encore sur des titres inquiétants comme Time ou allègrement démodés comme Prettiest star. Même quand on ne comprend pas l'anglais, on peut sentir que grandeur et décadence, comme feu et glace, sont des mots qui vont (parfois) très bien ensemble.

Temps IV : le dandy et l'ordure

A la fin des années 70, je lis Best et Rock&Folk mensuellement, religieusement. Je n'achète aucun disque de rock sans avoir lu préalablement les critiques de rock qui me semblent presque tous des écrivains. Donc, j'aime moins Johnny et commence à m'y connaître un peu en matière de rock moins décadent, trop irrigué par le disco, le rétro, le hard, la pop, le punk, la cold wave. Un jour, je tombe sur un article comparatif entre deux dandys : Bryan Ferry et David Bowie. Ils viennent tous deux d'un monde modeste mais le premier aurait inventé le glam (avec Roxy Music), tandis que le second ne serait qu'une ordure. Pour avoir pompé sur Dylan, le Velvet Underground, Andy Warhol, Marlene Dietrich, singé les esthètes fachos et les princes de cabaret, mixé les Stooges et produit Lou Reed ? Je ne sais plus où et quand a été publié ce papier, ni qui l'a signé, mais c'est à peu près ça. Le phénomène Bowie, c'est beaucoup trop d'influences collectionnées, rimées, maîtrisées. Pire, Bowie n'a fait – il le dit lui-même – qu'utiliser le rock'n'roll. Sauf que l'insulte est suspecte. L'ordure c'est lui, le rock critic savant, sali par une grosse colère contre sa propre médiocrité, l'effet boomerang... C'est toujours mon hypothèse : les rock critics ne se contentent pas d'écrire la bande son de leurs humeurs, ils adorent et brûlent sans contrôle dans un monde où les règles de l'art sont absentes. Car le rock n'est pas un art, n'est-ce pas ? Voilà ce qu'il me reste de cet article. Prudence donc.

Temps V : le roi n'est qu'un personnage mineur

En juin 83, nous sommes à l'hippodrome d'Auteuil et ce n'est pas pour jouer aux courses. C'est juste qu'il faut de la place pour tout le monde, car tout le monde parie sur le roi Bowie pour danser. Let's Dance... On dirait que le monde entier veut danser cette année-là. Il y a eu bien trop de clivages, de révolutions manquées, d'incendies éteints, de bipolarité vaine, d'oppositions inutiles entre les patrons et les ouvriers, la gauche et la droite, le rock et la variété, David Jones et ses personnages. Le danseur qui fédère l'optimisme en vogue est bronzé, en costume bouton d'or de coupe large, parfois bleu ciel. C'est un roi, dit-on, mais nous sommes trop loin de la scène pour l'apprécier. Ce qui nous parvient est une approximation de grand show à l'américaine pour le peuple réconcilié. Dans cette victoire océane du temps présent, on a du mal à reconnaître les apocalypses du passé, on s'ennuie presque, quelqu'un vomit sur le pied de ma compagne. Elle n'ira plus se perdre dans les grands concerts, c'est juré. Moi, j'essaie de me dire que dans la galerie de personnages incarnés par David Bowie, celui de roi peroxydé en costume trop grand et canotier aléatoire ne peut pas durer.

Epilogue : je ne suis pas un épigone

Il n'a pas duré, l'optimisme non plus. Il est redevenu un artiste discret et déroutant, semeur d'éclipses et de sensations bizarres, n'évitant pas le fade et le morbide, allumant des curiosités plutôt que des brasiers. Puis il s'est éteint. J'ai tous ses disques, je les écoute peu, sauf ceux de la période chaude avec Mick Ronson. Au risque de paraître vulgaire, je préfère d'autres artistes britanniques du même âge, un peu plus durs, un peu plus fixes, toujours en quête de combustion malgré les années, le genre minéraux qui dévalent.

Pour finir, je veux garder une image de lui approchant la synthèse idéale. C'était à Dublin, en 2003, durant son Reality Tour. Je ne connaissais pas ce concert jusqu'à ce que la chaîne Arte, qui s'y entend pour faire des « summer  of » chaque été, diffuse ce show en 2012. L'ex-roi a exilé tous ses personnages. Il se présente sobrement habillé, en redingote seyante, souriant, le visage encadré de mèches rebelles. Très vite, ses bras sont nus et quoi ? Il est presque musclé. A 56 ans, ce n'est plus le Mince Duc Blanc, il est comme un enfant blond qui a bien profité de la plage, bluffant de naturel, tout à fait croquant, absolument charmant. On a un peu peur de la grosse cavalerie derrière, mais son groupe est formidable, à haute comme à basse température. En plus, c'est visible, il y a de la joie entre eux. Gueule d'amour ! Mais c'était avant ses ennuis de santé, avant son retour invisible et sa réapparition angoissante en Lazarus, clip de fin, dernière offrande aux vivants. Il n'y aura pas de résurrection, je le crains.

Cependant, les artistes ne meurent jamais.

Crom21