David
Robert Jones s'est fait traiter de poseur par des rock critics
étroits et des citadins crottés du temps de sa magnificence. Ils ne
savaient pas à quel point le pire était à venir : cette
musique arty qu'il a contribué à inventer et qui sévit
partout aujourd'hui sous le nom de techno pop. Mais Bowie fut
chaud avant d'être froid, avec Mick Ronson spécialement, déjà
travesti, transformiste, multipolaire, flamboyant, acteur craqué et
craquant. Anglais, gentil et bien élevé cependant.
Ici,
on ne cherchera pas sa nue vérité toujours maquillée dans l'air du
temps qu'il fera demain, juste cinq moments pêchés dans le courant
d'une jeunesse française et provinciale. Des instants durables qui
ont compté, des souvenirs qui ne sont pas les siens, ni les vôtres.
Je me souviens de David Bowie et de ses fans inconscients.
Instant
premier : le temps des cerises
C'était
en 72, je faisais les cerises du côté d'Auxerre avec des cueilleurs
de toutes origines, manouches, étudiants, mineurs de moins de 16 ans
et saisonniers blackpayés. On avait mal au dos, des cerises devant
les yeux jusqu'au moment de s'endormir, et certaines robes sentaient
la caravane et la fumée. Dans le tas de mains pas toujours habiles,
il y avait celles d'un garçon pâle un peu moins jeune que moi.
Différent. Il avait peut-être 16 ans et demi, une fine tête et une
drôle de coupe de cheveux en arrière, avec de longues mèches
raides dans le cou. Des manières de fille aussi, dans son air, sa
démarche, ses maillots en soie mauve ou orange. Je lui parle de
Johnny au Palais des Sports 71 (meilleure période avec tenue en jean
brut cloutée d'étoiles et Polnareff au piano). Il me toise, me
répond : dépassé. Lui,
il va à Londres cet été, fréquente les boîtes de là-bas,
s'habille comme là-bas, c'est bien pour ça qu'il fait les cerises :
pour se payer le ferry et le reste, l'avant-garde sinon rien. Et
l'avant-garde a un nom : David Bowie. C'est la première fois
que j'entends ce nom-là. Il paraît que Johnny, c'est la France des
bals à côté, celle des petits cogneurs du samedi soir. On dirait
que je ne suis pas très raffiné.
Temps
II : le glam des campagnes
Vers
74, les lycéens ne vont plus au bal ; du reste il n'y en a presque
plus, de ces bals de campagne démontables où ça se cogne dessus
entre jeunes sous-diplômés. On va en boîte et je ne sais pas la
chance que j'ai de pouvoir écouter Rebel
Rebel dans
un trou paumé de l'Yonne au nord d'Auxerre. Ce trou s'appelle Méré.
J'y retrouve presque tous les samedis soir une fille du peuple aux joues maigres qui s'habille en Keith Richards ou en Aladdin Sane sans
le vouloir vraiment. Elle a aussi, sans trop le savoir, la denture
vampire de Ziggy Stardust. Cette fille défoncée allume tous les
mecs à Méré, couche avec certains, me sourit, gesticule, me
provoque, disparaît, me rend fou. Alors je danse, un peu chargé,
envapé, en quête d'autonomie. Il y a une série que je guette, sur
laquelle je danse vraiment, le cul en buse, une sorte de jerk risqué.
Ça commence par un riff de guerre, Jumping
Jack Flash,
et ça se termine par un autre riff scandaleux, The
Jean Genie.
Il y a Midnight
Rambler et
Rebel Rebel au
milieu. J'ai 17 ans et je suis loin d'identifier tous ces titres,
mais il y a dans cette campagne reculée un disc-jockey inspiré qui
entrebaise les Stones et Bowie tous les samedis soir, vers 1h du
matin. C'est tellement riffé, impérieux, lascif, cohérent, que je
ne sais pas non plus quel groupe joue quoi. Une chose que je sais :
cette série est la bonne, cette musique est la mienne. Plus jamais
je ne danserai comme ça, avec mon corps seulement...
Temps III : grandeur
et décadence vont si bien ensemble
On
est en 78 et j'écoute Aladdin
Sane. C'est un cadeau
de ma compagne du moment qui deviendra celle de toujours. Elle ne
partage que sa minceur avec la fille de Méré. Elle est brune,
bronzée, sérieuse, pacifique et sensible aux courants d'air. Qui
lui a inspiré ce disque 30 cm, et d'abord cette pochette glaciale où
seuls les cheveux de l'artiste et l'éclair peint sur sa face sont
rouges ? Je ne sais plus si c'est moi. Je suis dans une période
de rattrapage car je n'ai aucun disque de Bowie, même pas Ziggy
Stardust. C'est une
écoute décalée dont l'objet remonte à cinq ans, autant dire au
passé antérieur. L'époque n'est plus aux mèches rouges, à
l'androgynie et aux tenues de scène constellées. L'époque est
funky but chic, et punk sur l'envers. On s'efforce d'aimer Miss
You mais regarde
plutôt cet homme...
Aladdin Sane, de bout
en bout, c'est la sainte alliance des guitares lourdes, des choeurs
ailés, des mélodies sixties détournées et du piano expérimental.
On peut s'aimer là-dessus, debout ou dans un lit. Nous l'avons fait,
après la tuerie de Watch
that man, et mieux
encore sur des titres inquiétants comme Time
ou allègrement démodés comme Prettiest
star. Même quand on
ne comprend pas l'anglais, on peut sentir que grandeur et décadence,
comme feu et glace, sont des mots qui vont (parfois) très bien
ensemble.
Temps
IV : le dandy et l'ordure
A la fin des années
70, je lis Best et Rock&Folk mensuellement,
religieusement. Je n'achète aucun disque de rock sans avoir lu
préalablement les critiques de rock qui me semblent presque tous des
écrivains. Donc, j'aime moins
Johnny et commence à m'y connaître un peu en matière de rock moins
décadent, trop irrigué par le disco, le rétro, le hard, la pop, le
punk, la cold wave. Un jour, je tombe sur un article comparatif entre
deux dandys : Bryan Ferry et David Bowie. Ils viennent tous deux d'un monde
modeste mais le premier aurait inventé le glam (avec Roxy Music),
tandis que le second ne serait qu'une ordure.
Pour avoir pompé sur Dylan, le Velvet Underground, Andy Warhol,
Marlene Dietrich, singé les esthètes fachos et les princes de
cabaret, mixé les Stooges et produit Lou Reed ? Je ne sais plus
où et quand a été publié ce papier, ni qui l'a signé, mais c'est
à peu près ça. Le phénomène Bowie, c'est beaucoup trop d'influences collectionnées,
rimées, maîtrisées. Pire, Bowie n'a fait – il le dit lui-même –
qu'utiliser le
rock'n'roll. Sauf que l'insulte est suspecte. L'ordure c'est lui, le
rock critic savant, sali par une grosse colère contre sa propre
médiocrité, l'effet boomerang... C'est toujours mon hypothèse :
les rock critics ne se contentent pas d'écrire la bande son de leurs
humeurs, ils adorent et brûlent sans contrôle dans un monde où les
règles de l'art sont absentes. Car le rock n'est pas un art,
n'est-ce pas ? Voilà ce qu'il me reste de cet article. Prudence
donc.
Temps
V : le roi n'est qu'un personnage mineur
En
juin 83, nous sommes à l'hippodrome d'Auteuil et ce n'est pas pour
jouer aux courses. C'est juste qu'il faut de la place pour tout le
monde, car tout le monde parie sur le roi Bowie pour danser. Let's
Dance... On dirait que le monde entier veut danser cette
année-là. Il y a eu bien trop de clivages, de révolutions
manquées, d'incendies éteints, de bipolarité vaine, d'oppositions
inutiles entre les patrons et les ouvriers, la gauche et la droite,
le rock et la variété, David Jones et ses personnages. Le danseur qui
fédère l'optimisme en vogue est bronzé, en costume bouton d'or de
coupe large, parfois bleu ciel. C'est un roi, dit-on, mais nous
sommes trop loin de la scène pour l'apprécier. Ce qui nous parvient
est une approximation de grand show à l'américaine pour le peuple
réconcilié. Dans cette victoire océane du temps présent, on a du
mal à reconnaître les apocalypses du passé, on s'ennuie presque,
quelqu'un vomit sur le pied de ma compagne. Elle n'ira plus se perdre
dans les grands concerts, c'est juré. Moi, j'essaie de me dire que
dans la galerie de personnages incarnés par David Bowie, celui de
roi peroxydé en costume trop grand et canotier aléatoire ne peut
pas durer.
Epilogue :
je ne suis pas un épigone
Il
n'a pas duré, l'optimisme non plus. Il est redevenu un artiste
discret et déroutant, semeur d'éclipses et de sensations bizarres,
n'évitant pas le fade et le morbide, allumant des curiosités plutôt
que des brasiers. Puis il s'est éteint. J'ai tous ses disques, je
les écoute peu, sauf ceux de la période chaude avec Mick Ronson.
Au risque de paraître vulgaire, je préfère d'autres artistes
britanniques du même âge, un peu plus durs, un peu plus fixes,
toujours en quête de combustion malgré les années, le genre
minéraux qui dévalent.
Pour
finir, je veux garder une image de lui approchant la synthèse
idéale. C'était à Dublin, en 2003, durant son Reality Tour.
Je ne connaissais pas ce concert jusqu'à ce que la chaîne Arte, qui
s'y entend pour faire des « summer of » chaque été,
diffuse ce show en 2012. L'ex-roi a exilé tous ses personnages. Il
se présente sobrement habillé, en redingote seyante, souriant, le
visage encadré de mèches rebelles. Très vite, ses bras sont nus et
quoi ? Il est presque musclé. A 56 ans, ce n'est plus le Mince
Duc Blanc, il est comme un enfant blond qui a bien profité de la
plage, bluffant de naturel, tout à fait croquant, absolument
charmant. On a un peu peur de la grosse cavalerie derrière, mais son
groupe est formidable, à haute comme à basse température. En plus,
c'est visible, il y a de la joie entre eux. Gueule d'amour ! Mais
c'était avant ses ennuis de santé, avant son retour invisible et sa
réapparition angoissante en Lazarus, clip
de fin, dernière offrande aux vivants. Il n'y aura pas
de résurrection, je le crains.
Cependant,
les artistes ne meurent jamais.
Crom21