lundi 18 janvier 2016

Bowie en cinq temps


David Robert Jones s'est fait traiter de poseur par des rock critics étroits et des citadins crottés du temps de sa magnificence. Ils ne savaient pas à quel point le pire était à venir : cette musique arty qu'il a contribué à inventer et qui sévit partout aujourd'hui sous le nom de techno pop. Mais Bowie fut chaud avant d'être froid, avec Mick Ronson spécialement, déjà travesti, transformiste, multipolaire, flamboyant, acteur craqué et craquant. Anglais, gentil et bien élevé cependant.

Ici, on ne cherchera pas sa nue vérité toujours maquillée dans l'air du temps qu'il fera demain, juste cinq moments pêchés dans le courant d'une jeunesse française et provinciale. Des instants durables qui ont compté, des souvenirs qui ne sont pas les siens, ni les vôtres. Je me souviens de David Bowie et de ses fans inconscients.

Instant premier : le temps des cerises

C'était en 72, je faisais les cerises du côté d'Auxerre avec des cueilleurs de toutes origines, manouches, étudiants, mineurs de moins de 16 ans et saisonniers blackpayés. On avait mal au dos, des cerises devant les yeux jusqu'au moment de s'endormir, et certaines robes sentaient la caravane et la fumée. Dans le tas de mains pas toujours habiles, il y avait celles d'un garçon pâle un peu moins jeune que moi. Différent. Il avait peut-être 16 ans et demi, une fine tête et une drôle de coupe de cheveux en arrière, avec de longues mèches raides dans le cou. Des manières de fille aussi, dans son air, sa démarche, ses maillots en soie mauve ou orange. Je lui parle de Johnny au Palais des Sports 71 (meilleure période avec tenue en jean brut cloutée d'étoiles et Polnareff au piano). Il me toise, me répond : dépassé. Lui, il va à Londres cet été, fréquente les boîtes de là-bas, s'habille comme là-bas, c'est bien pour ça qu'il fait les cerises : pour se payer le ferry et le reste, l'avant-garde sinon rien. Et l'avant-garde a un nom : David Bowie. C'est la première fois que j'entends ce nom-là. Il paraît que Johnny, c'est la France des bals à côté, celle des petits cogneurs du samedi soir. On dirait que je ne suis pas très raffiné.

Temps II : le glam des campagnes

Vers 74, les lycéens ne vont plus au bal ; du reste il n'y en a presque plus, de ces bals de campagne démontables où ça se cogne dessus entre jeunes sous-diplômés. On va en boîte et je ne sais pas la chance que j'ai de pouvoir écouter Rebel Rebel dans un trou paumé de l'Yonne au nord d'Auxerre. Ce trou s'appelle Méré. J'y retrouve presque tous les samedis soir une fille du peuple aux joues maigres qui s'habille en Keith Richards ou en Aladdin Sane sans le vouloir vraiment. Elle a aussi, sans trop le savoir, la denture vampire de Ziggy Stardust. Cette fille défoncée allume tous les mecs à Méré, couche avec certains, me sourit, gesticule, me provoque, disparaît, me rend fou. Alors je danse, un peu chargé, envapé, en quête d'autonomie. Il y a une série que je guette, sur laquelle je danse vraiment, le cul en buse, une sorte de jerk risqué. Ça commence par un riff de guerre, Jumping Jack Flash, et ça se termine par un autre riff scandaleux, The Jean Genie. Il y a Midnight Rambler et Rebel Rebel au milieu. J'ai 17 ans et je suis loin d'identifier tous ces titres, mais il y a dans cette campagne reculée un disc-jockey inspiré qui entrebaise les Stones et Bowie tous les samedis soir, vers 1h du matin. C'est tellement riffé, impérieux, lascif, cohérent, que je ne sais pas non plus quel groupe joue quoi. Une chose que je sais : cette série est la bonne, cette musique est la mienne. Plus jamais je ne danserai comme ça, avec mon corps seulement...

Temps III : grandeur et décadence vont si bien ensemble

On est en 78 et j'écoute Aladdin Sane. C'est un cadeau de ma compagne du moment qui deviendra celle de toujours. Elle ne partage que sa minceur avec la fille de Méré. Elle est brune, bronzée, sérieuse, pacifique et sensible aux courants d'air. Qui lui a inspiré ce disque 30 cm, et d'abord cette pochette glaciale où seuls les cheveux de l'artiste et l'éclair peint sur sa face sont rouges ? Je ne sais plus si c'est moi. Je suis dans une période de rattrapage car je n'ai aucun disque de Bowie, même pas Ziggy Stardust. C'est une écoute décalée dont l'objet remonte à cinq ans, autant dire au passé antérieur. L'époque n'est plus aux mèches rouges, à l'androgynie et aux tenues de scène constellées. L'époque est funky but chic, et punk sur l'envers. On s'efforce d'aimer Miss You mais regarde plutôt cet homme... Aladdin Sane, de bout en bout, c'est la sainte alliance des guitares lourdes, des choeurs ailés, des mélodies sixties détournées et du piano expérimental. On peut s'aimer là-dessus, debout ou dans un lit. Nous l'avons fait, après la tuerie de Watch that man, et mieux encore sur des titres inquiétants comme Time ou allègrement démodés comme Prettiest star. Même quand on ne comprend pas l'anglais, on peut sentir que grandeur et décadence, comme feu et glace, sont des mots qui vont (parfois) très bien ensemble.

Temps IV : le dandy et l'ordure

A la fin des années 70, je lis Best et Rock&Folk mensuellement, religieusement. Je n'achète aucun disque de rock sans avoir lu préalablement les critiques de rock qui me semblent presque tous des écrivains. Donc, j'aime moins Johnny et commence à m'y connaître un peu en matière de rock moins décadent, trop irrigué par le disco, le rétro, le hard, la pop, le punk, la cold wave. Un jour, je tombe sur un article comparatif entre deux dandys : Bryan Ferry et David Bowie. Ils viennent tous deux d'un monde modeste mais le premier aurait inventé le glam (avec Roxy Music), tandis que le second ne serait qu'une ordure. Pour avoir pompé sur Dylan, le Velvet Underground, Andy Warhol, Marlene Dietrich, singé les esthètes fachos et les princes de cabaret, mixé les Stooges et produit Lou Reed ? Je ne sais plus où et quand a été publié ce papier, ni qui l'a signé, mais c'est à peu près ça. Le phénomène Bowie, c'est beaucoup trop d'influences collectionnées, rimées, maîtrisées. Pire, Bowie n'a fait – il le dit lui-même – qu'utiliser le rock'n'roll. Sauf que l'insulte est suspecte. L'ordure c'est lui, le rock critic savant, sali par une grosse colère contre sa propre médiocrité, l'effet boomerang... C'est toujours mon hypothèse : les rock critics ne se contentent pas d'écrire la bande son de leurs humeurs, ils adorent et brûlent sans contrôle dans un monde où les règles de l'art sont absentes. Car le rock n'est pas un art, n'est-ce pas ? Voilà ce qu'il me reste de cet article. Prudence donc.

Temps V : le roi n'est qu'un personnage mineur

En juin 83, nous sommes à l'hippodrome d'Auteuil et ce n'est pas pour jouer aux courses. C'est juste qu'il faut de la place pour tout le monde, car tout le monde parie sur le roi Bowie pour danser. Let's Dance... On dirait que le monde entier veut danser cette année-là. Il y a eu bien trop de clivages, de révolutions manquées, d'incendies éteints, de bipolarité vaine, d'oppositions inutiles entre les patrons et les ouvriers, la gauche et la droite, le rock et la variété, David Jones et ses personnages. Le danseur qui fédère l'optimisme en vogue est bronzé, en costume bouton d'or de coupe large, parfois bleu ciel. C'est un roi, dit-on, mais nous sommes trop loin de la scène pour l'apprécier. Ce qui nous parvient est une approximation de grand show à l'américaine pour le peuple réconcilié. Dans cette victoire océane du temps présent, on a du mal à reconnaître les apocalypses du passé, on s'ennuie presque, quelqu'un vomit sur le pied de ma compagne. Elle n'ira plus se perdre dans les grands concerts, c'est juré. Moi, j'essaie de me dire que dans la galerie de personnages incarnés par David Bowie, celui de roi peroxydé en costume trop grand et canotier aléatoire ne peut pas durer.

Epilogue : je ne suis pas un épigone

Il n'a pas duré, l'optimisme non plus. Il est redevenu un artiste discret et déroutant, semeur d'éclipses et de sensations bizarres, n'évitant pas le fade et le morbide, allumant des curiosités plutôt que des brasiers. Puis il s'est éteint. J'ai tous ses disques, je les écoute peu, sauf ceux de la période chaude avec Mick Ronson. Au risque de paraître vulgaire, je préfère d'autres artistes britanniques du même âge, un peu plus durs, un peu plus fixes, toujours en quête de combustion malgré les années, le genre minéraux qui dévalent.

Pour finir, je veux garder une image de lui approchant la synthèse idéale. C'était à Dublin, en 2003, durant son Reality Tour. Je ne connaissais pas ce concert jusqu'à ce que la chaîne Arte, qui s'y entend pour faire des « summer  of » chaque été, diffuse ce show en 2012. L'ex-roi a exilé tous ses personnages. Il se présente sobrement habillé, en redingote seyante, souriant, le visage encadré de mèches rebelles. Très vite, ses bras sont nus et quoi ? Il est presque musclé. A 56 ans, ce n'est plus le Mince Duc Blanc, il est comme un enfant blond qui a bien profité de la plage, bluffant de naturel, tout à fait croquant, absolument charmant. On a un peu peur de la grosse cavalerie derrière, mais son groupe est formidable, à haute comme à basse température. En plus, c'est visible, il y a de la joie entre eux. Gueule d'amour ! Mais c'était avant ses ennuis de santé, avant son retour invisible et sa réapparition angoissante en Lazarus, clip de fin, dernière offrande aux vivants. Il n'y aura pas de résurrection, je le crains.

Cependant, les artistes ne meurent jamais.

Crom21