J'ai
vu Peur de rien, réalisé par Danielle Arbid, film rétro
dans la lignée de J'aime regarder les filles ou Trois
souvenirs de ma jeunesse. Même époque que ce dernier, début
des années 1990, le Paris du second règne de Mitterrand, sans
Internet, dernières subversions par le rock et étudiants encore
politisés...
Dans le film de Danielle Arbid, l'étudiant fauché venu dans la capitale est une jolie immigrée désirant vivre son rêve de liberté à la française. Pour Lina, Libanaise de 17 ans, c'est la liberté de s'inscrire aux cours d'économie, d'histoire de l'art ou de littérature, dispensés par de chaleureux professeurs vieille école. Une liberté amère au début, sans domicile fixe, puisqu'il lui faut fuir son logeur, un oncle qui tente d'abuser d'elle.
Les
images que ma mémoire re-projette volontiers ne sont pas celles de
la tentative de viol, ou des nombreux plans de soleil matinal sur le
visage trop facilement gracieux de l'étrangère. C'est une scène
d'une extrême banalité. Il doit y avoir une raison...
La
scène en question est un dialogue entre Lina et sa voisine d'amphi,
Antonia, une beauté blanche à la dentition dérangée comme celle
de Laetitia Casta. Le lendemain de sa fugue, Lina, amère et sans
affaires, lui adresse la parole. Ça donne à peu près ceci :
- T'as une feuille ?
Antonia lui décroche négligemment une feuille de son bloc-notes, en disant tout bas à sa copine de gauche : dès le premier jour, je me fais déjà taxer ! Lina la remercie puis, quelques secondes plus tard, lui demande une nouvelle chose :
- T'as pas un crayon ?
Antonia lui répond :
- Tu veux pas un Mars aussi ?
Lina baisse les yeux et se retourne vers sa feuille mais Antonia lui sourit déjà :
- Hey, je plaisante... Tiens, voilà un stylo.
Le
dialogue est délicieux de désuétude. Il est une déclinaison
de la blague du XXème siècle « Tu veux pas cent balles et un
Mars ? », façon de dire « et puis quoi encore ? ».
Il dégage l'énergie des rentrées, les socialisations fraîches qui
peuvent changer la vie. La barre de Mars potache, les
fournitures neuves d'abord achetées pour soi et l'illusion des
prises de notes parfaites créent le lien entre deux anonymes. La
veste en jeans aussi, large comme la mode de l'époque, portée par
Antonia qui joue l'étudiante désimpliquée sûre de ses charmes. On
ne la voit pas tellement intéressée par ses études ni par la
politique. Ce qui l'excite c'est la séduction et les joies du corps,
s'amuser et plaire sans trop de conséquences : elle cherche à
rencontrer des types en discothèque dans le boum-boum écrasant.
Elle se vante même dans une réplique franchement lourde d'avoir
déniché le coucheur parfait, « un vrai feu d'artifice ». Il
l'a abandonnée sans laisser de nouvelles. « Pas grave »,
dit-elle.
Le
personnage d'Antonia, déjà secondaire, n'est pas très consistant.
Le bon sens le dirait même totalement superficiel. Mais il a son
intérêt dans une histoire qui se déroule au début des années
1990 : ses blagues sont bien d'époque ainsi que sa façon de
s'habiller comme un mannequin 3 Suisses, mais il n'évoque
aucune des contre-cultures musicales ou politiques incarnées par les
autres acteurs. Il est le clin d'oeil fait au monde d'aujourd'hui ;
la fête comme unique point de fuite, la seule poursuite du plaisir
comme horizon indépassable. Antonia pratique un détachement sans
motivation philosophique, qui donne au mieux des réparties fraîches
sentant bon l'adolescence.
Pourtant,
la réussite du film est de nous montrer les derniers engagements de
la jeunesse du XXème siècle à son crépuscule, derniers remous
d'utopies collectives au dessus du confort et de la carrière de
chacun. Ils donnent Julien, qui n'aime pas l'école mais détient une
touchante érudition sur le rock-garage, ou Rafaël, militant
d'extrême gauche qui affronte les cogneurs d'extrême droite – les
« fafs » - pour défendre les idées de son journal,
taxées de «philosophie de pédé ». Curieusement, les clivages
politiques n'empêchent pas la solidarité : c'est une copine
d'extrême droite qui trouve à la jeune libanaise un plan logement
stable. Au passage, on avait oublié que jadis le loyer d'un studio à
Paris était encore à la portée d'une travailleuse à mi-temps.
« Tu
veux pas un Mars aussi ? » La blague d'Antonia me
revient... Pourquoi sonne-t-elle désuète ? Parce qu'elle fait
référence à un monde étudiant où la barre chocolatée, sans
doute peu diététique, était de première importance. «Mars,
et ça repart », c'était le slogan de la marque en 1996. Il
fallait bien que quelque chose fasse repartir le moral des jeunes du
temps où il n'existait pas encore le texto gentil qui vibre dans la
trousse. Quelque chose comme un Mars, ou quelqu'un comme une
voisine d'amphi finalement très charitable. Car Antonia a beau être
branchée, jouisseuse, clubbeuse, évoquer par ces aspects la fêtarde
du XXIème siècle, elle hébergera Lina gratis dès la rentrée
pendant plusieurs semaines, lui trouvera un boulot dans une agence
immobilière et l'emmènera à ses soirées boum-boum – alors même
que Lina, plutôt mutique, ne se montrera pas d'une compagnie
flamboyante et drôle.
Aujourd'hui,
la barre marron a vingt ans de plus et Antonia aussi. Elle ne peut
ignorer les campagnes TV qui affichent « ne pas manger trop
gras, trop sucré et trop salé ». Elle n'aurait plus l'idée
d'offrir un Mars en
plus de son stylo. Les sucres rapides, comme la clope de
l'intercours, relèvent d'une autre époque, moins hygiéniste, moins
prohibitive. Les plaisirs de bouche sont plus sélectifs.
L'indifférence, elle, se porte bien sous diverses protections.
RM