dimanche 21 février 2016

Les années 90 dans une barre de Mars


J'ai vu Peur de rien, réalisé par Danielle Arbid, film rétro dans la lignée de J'aime regarder les filles ou Trois souvenirs de ma jeunesse. Même époque que ce dernier, début des années 1990, le Paris du second règne de Mitterrand, sans Internet, dernières subversions par le rock et étudiants encore politisés...

Dans le film de Danielle Arbid, l'étudiant fauché venu dans la capitale est une jolie immigrée désirant vivre son rêve de liberté à la française. Pour Lina, Libanaise de 17 ans, c'est la liberté de s'inscrire aux cours d'économie, d'histoire de l'art ou de littérature, dispensés par de chaleureux professeurs vieille école. Une liberté amère au début, sans domicile fixe, puisqu'il lui faut fuir son logeur, un oncle qui tente d'abuser d'elle.

Les images que ma mémoire re-projette volontiers ne sont pas celles de la tentative de viol, ou des nombreux plans de soleil matinal sur le visage trop facilement gracieux de l'étrangère. C'est une scène d'une extrême banalité. Il doit y avoir une raison...

La scène en question est un dialogue entre Lina et sa voisine d'amphi, Antonia, une beauté blanche à la dentition dérangée comme celle de Laetitia Casta. Le lendemain de sa fugue, Lina, amère et sans affaires, lui adresse la parole. Ça donne à peu près ceci :

- T'as une feuille ?
Antonia lui décroche négligemment une feuille de son bloc-notes, en disant tout bas à sa copine de gauche : dès le premier jour, je me fais déjà taxer ! Lina la remercie puis, quelques secondes plus tard, lui demande une nouvelle chose :
- T'as pas un crayon ?
Antonia lui répond :
- Tu veux pas un Mars aussi ?
Lina baisse les yeux et se retourne vers sa feuille mais Antonia lui sourit déjà :
- Hey, je plaisante... Tiens, voilà un stylo.

Le dialogue est délicieux de désuétude. Il est une déclinaison de la blague du XXème siècle « Tu veux pas cent balles et un Mars ? », façon de dire  « et puis quoi encore ? ». Il dégage l'énergie des rentrées, les socialisations fraîches qui peuvent changer la vie. La barre de Mars potache, les fournitures neuves d'abord achetées pour soi et l'illusion des prises de notes parfaites créent le lien entre deux anonymes. La veste en jeans aussi, large comme la mode de l'époque, portée par Antonia qui joue l'étudiante désimpliquée sûre de ses charmes. On ne la voit pas tellement intéressée par ses études ni par la politique. Ce qui l'excite c'est la séduction et les joies du corps, s'amuser et plaire sans trop de conséquences : elle cherche à rencontrer des types en discothèque dans le boum-boum écrasant. Elle se vante même dans une réplique franchement lourde d'avoir déniché le coucheur parfait, « un vrai feu d'artifice ». Il l'a abandonnée sans laisser de nouvelles. « Pas grave », dit-elle.
Le personnage d'Antonia, déjà secondaire, n'est pas très consistant. Le bon sens le dirait même totalement superficiel. Mais il a son intérêt dans une histoire qui se déroule au début des années 1990 : ses blagues sont bien d'époque ainsi que sa façon de s'habiller comme un mannequin 3 Suisses, mais il n'évoque aucune des contre-cultures musicales ou politiques incarnées par les autres acteurs. Il est le clin d'oeil fait au monde d'aujourd'hui ; la fête comme unique point de fuite, la seule poursuite du plaisir comme horizon indépassable. Antonia pratique un détachement sans motivation philosophique, qui donne au mieux des réparties fraîches sentant bon l'adolescence.

Pourtant, la réussite du film est de nous montrer les derniers engagements de la jeunesse du XXème siècle à son crépuscule, derniers remous d'utopies collectives au dessus du confort et de la carrière de chacun. Ils donnent Julien, qui n'aime pas l'école mais détient une touchante érudition sur le rock-garage, ou Rafaël, militant d'extrême gauche qui affronte les cogneurs d'extrême droite – les « fafs » - pour défendre les idées de son journal, taxées de «philosophie de pédé ». Curieusement, les clivages politiques n'empêchent pas la solidarité : c'est une copine d'extrême droite qui trouve à la jeune libanaise un plan logement stable. Au passage, on avait oublié que jadis le loyer d'un studio à Paris était encore à la portée d'une travailleuse à mi-temps.
« Tu veux pas un Mars aussi ? » La blague d'Antonia me revient... Pourquoi sonne-t-elle désuète ? Parce qu'elle fait référence à un monde étudiant où la barre chocolatée, sans doute peu diététique, était de première importance. «Mars, et ça repart », c'était le slogan de la marque en 1996. Il fallait bien que quelque chose fasse repartir le moral des jeunes du temps où il n'existait pas encore le texto gentil qui vibre dans la trousse. Quelque chose comme un Mars, ou quelqu'un comme une voisine d'amphi finalement très charitable. Car Antonia a beau être branchée, jouisseuse, clubbeuse, évoquer par ces aspects la fêtarde du XXIème siècle, elle hébergera Lina gratis dès la rentrée pendant plusieurs semaines, lui trouvera un boulot dans une agence immobilière et l'emmènera à ses soirées boum-boum – alors même que Lina, plutôt mutique, ne se montrera pas d'une compagnie flamboyante et drôle.

Aujourd'hui, la barre marron a vingt ans de plus et Antonia aussi. Elle ne peut ignorer les campagnes TV qui affichent « ne pas manger trop gras, trop sucré et trop salé ». Elle n'aurait plus l'idée d'offrir un Mars en plus de son stylo. Les sucres rapides, comme la clope de l'intercours, relèvent d'une autre époque, moins hygiéniste, moins prohibitive. Les plaisirs de bouche sont plus sélectifs. L'indifférence, elle, se porte bien sous diverses protections.


RM