lundi 16 novembre 2015

L'homme irrationnel : en panne émotionnelle


Décidément, je n'irai plus voir les derniers films de Woody Allen. Après le Paris des Années Folles livré en carte postale dans Midnight in Paris (2011) – qui recèle d'ailleurs le dialogue le plus faux que j'ai pu entendre au cinéma entre un écrivain novice et l'illustre Hemingway - et To Rome with Love (2012), allègrement saupoudré de psychanalyse bon marché, c'est au tour de la philosophie d'être convoquée pour faire joli, et rassurer toute personne moyennement cultivée sur ses références. Ça n'empêche pas le film de sonner creux, même au moment où l'étudiante amoureuse joue une cantate de Bach.

Je dirais au grand Woody Allen qu'un film n'est pas le dépliant d'un délire de publicitaire, qui ferait se succéder, à un degré d'humour incertain, situations et personnages stéréotypés sur une heure trente. Premières images, premiers agacements : un professeur de philo, Abe (Joaquin Phoenix), au volant de sa décapotable, les cheveux au vent pour exprimer sa soif de liberté ; il vient d'être nommé dans une nouvelle Université. On le verra bedonnant, alcoolique, forcément mal dans sa peau, en panne d'inspiration et d'érection, pourtant adulé dès son arrivée. Il méditera souvent ses vertiges existentiels sur un rocher surplombant la mer. Il félicitera l'étudiante la plus jolie et studieuse de sa classe, Jill (Emma Stone), qui tombera instantanément amoureuse car il est ténébreux, insatisfait, pessimiste et même suicidaire (il joue à la roulette russe lors d'une soirée où elle l'a convié pour le distraire). Elle larguera temporairement le minet de son âge pour profiter pleinement des escapades romantiques avec son professeur... Arrivé jusqu'ici, à la moitié de ce long spot publicitaire, on ne peut que constater la panne émotionnelle. La relation amoureuse s'est nouée après quelques citations faciles, on commence à chercher l'humour ou une tension quelconque, en dehors de la fausse résistance du prof envers son élève brûlante de désir. Ça n'empêche pas le maître de se laisser entraîner dans les bras d'une de ses collègues du campus, elle aussi acquise, peu importe son impuissance. Tout ceci est tellement convenu que l'on a parfois l'impression d'être devant les Feux de l'Amour.

Du côté philosophique - car si le sujet n'est pas l'amour, il peut tourner autour du sens et du non-sens - les courtes leçons d'anti-intellectualisme du maître sont navrantes. En voici un exemple : « Kant a dit qu'il ne fallait jamais mentir, donc cela signifie que si les boches arrivent chez vous et que vous avez caché un juif, il faut le leur livrer, donc Kant c'est bullshit ». Si la pensée écrite n'a pas d'impact, seule la pensée en actes rend légitime la philosophie. C'est sur cet axe que va s'organiser la seconde partie du film à partir d'une situation banale : Abe et Jill prennent au vol la conversation de leurs voisins de table au restaurant, accablés de tristesse par un juge véreux qui s'apprête à léser la mère divorcée sur la garde de ses enfants - petit signal aux femmes victimes au passage, alors que dans nombre de cas, la garde se fait au détriment du père. Déclic chez Abe : il renoue avec l'existence en décidant de se faire justicier-philosophe : tuer le juge et donc supprimer l'injustice, pied de nez au propos socratique : « Il vaut mieux subir une injustice que de la commettre ». L'idée d'une primauté des actes sur les idées est déjà grossière, mais le pire est la relation de cause à effet, tellement automatique, entre l'assassinat du juge (empoisonné par Abe après son jogging) et la renaissance du professeur qu'elle anéantit tout espoir d'être surpris au moins une fois par ce film : le professeur moribond retrouve instantanément vigueur sexuelle, inspiration et envie de vivre, sans transition ni états d'âme. A la toute fin, Woody Allen juge plus moral de faire mourir son héros, qui tombe dans son propre piège - un ascenseur qu'il a saboté lui-même - alors qu'il tente de supprimer celle qui découvre sa culpabilité et menace de le dénoncer... qui n'est autre que son étudiante favorite. Mais au fond, on s'en moque qu'il meurt ou qu'il s'enfuisse impuni avec son autre maîtresse pour l'Espagne, on souhaite plutôt que le film se termine vite.

Quels moments peut-on sauver ? Peut-être ce dîner chez les parents de Jill avec leur fille et Abe, au cours duquel l'étudiante clairvoyante devine le bon scénario de l'assassinat, aidé par Abe qui livre maladroitement certains détails ; ici Woody parvient à nous faire sourire. Ou alors cette leçon d'humanisme, où l'on voit Jill, bouleversée par la culpabilité de son professeur, condamner l'acte meurtrier sans détour, en vertu d'une sorte d'intuition pure du mal : tuer, même un coupable, est moralement indéfendable. Pour le reste, le cinéaste manipule des clichés et fait du collage, ajoutant par moment le comique de situation et des références intellectuelles pour montrer que l'on est bien devant un film de Woody Allen, toujours à distance de son sujet, même important. Tics de style, ces références restent décoratives, inoffensives, à l'inverse d'un Rohmer dans Ma nuit chez Maude, où la conversation d'anciens camarades de fac sur Blaise Pascal provoque une tension palpable. A l'inverse d'un Jean-Luc Godard qui, par un simple « Je vous dit non », dans L'adieu au langage, dérange encore et c'est tant mieux. Godard n'hésite pas à montrer la merde, devant elle nous sommes tous égaux. Woody Allen, lui, ne bouscule rien, il filme le kitsh, « la négation de la merde » dirait Kundera, les mythes de tout le monde, le Paris des années 1920 ou le professeur de philo torturé, et conforte dans l'homme irrationnel les préjugés anti-intellectuels les plus nocifs. La recette qui se croit légère devient poussive et dragueuse, et au lieu d'éprouver une insoutenable légèreté de l'être, on éprouve très vite l'insoutenable pesanteur de l'ennui.

Signe des temps, parallèle désagréable : j'ai vu l'insipide homme irrationnel le jour même où le brasillant André Glucksmann rendait l'âme. Juste avant les attentats de Paris, irruption incontrôlable du réel le plus barbare dans le ciel des idées.

RM


lundi 27 juillet 2015

Pour les vivants et les morts


Vient de paraître en poche Réparer les vivants, édité une première fois aux éditions Verticales (groupe Gallimard) en 2014. L'océan saisit le lecteur assez tôt. On ne dira pas que c'est un livre de plage, on aurait tort cependant de le bouder en cette saison.

Ah, j'aimerais rester sur l'impression première de puissance asexuée, la scène de surf en plein hiver, cette mer inquiétante et glacée qu'il faut dompter, cette écriture qui part de presque rien, d'une page de magazine ou d'un faux van californien, et qui, par le jeu des associations, enfle et se déploie très haut, plus haut que les vagues, beaucoup plus loin que soi, avec les vivants et les morts, dans le temps cyclique, cette force qui va. On dirait une voile tendue. Par quoi ? Le style, vous savez c'est rare les écrivains qui ont un style...

Je ne savais rien de Maylis de Kerangal, de son roman, de son prénom, de sa vie d'éditeur chez Gallimard, et j'apprends que c'est une femme à la fin du premier chapitre. Surpris mais tant mieux ! Ici, pour l'instant, je n'ai rien repéré des composantes blanches, noires ou baroques de l'écriture « femme » des années 2010 : le féminisme hors mode, comme le fait de penser ou de crâner les seins en avant, la finesse psychologique au rayon des coquettes, tout cela ringardisé par le sang froid, le refus de la sentimentalité, la tentation trash ou pelliculaire et, malgré cela, encore des défis et des chichis, des souffrances spéciales, des résidus d'oppression masculine... Ҫa fait des livres plus ou moins bien cousus, des agaceries parfois réussies. Mais quoi ! On ne parle pas du sexe des auteurs, on parle de littérature.

Le sujet du livre c'est le don d'organes. Pas tout de suite, pas uniquement. Car il y a des organes qu'on peut donner de son vivant, comme un rein, et ceux qui viennent des vies stoppées par accident, comme le cœur (où siègent aussi l'affection, la bonté et l'amour). Donc le vrai sujet du livre, c'est la mort, son moment, sa certitude totale, irréversible, mais moderne, neurologique, celle du cerveau, alors on peut s'occuper de ce battement, réparer les vivants... Mais il faut y consentir. En France, le don d'organe se présume. En cas de silence du défunt, le médecin interroge les proches pour savoir si le disparu avait de son vivant exprimé un refus à ce sujet. Problème : comment interpréter la parole manquante d'une jeune homme de 19 ans ? Accessoirement, les donneurs privés de leurs organes vitaux se réparent aussi, mais dans un autre registre, plus calme : le rembourrage avant la toilette mortuaire.

A l'origine, il y a forcément un donneur et, à l'arrivée, un receveur compatible qui patiente quelque part... Autour de cette possibilité, le greffon consenti et transplantable, s'installe une dramaturgie de l'urgence avec ses plateaux, ses coulisses, ses acteurs : les proches dévastés, le médecin réanimateur, l'infirmier coordinateur des prélèvements, la nouvelle infirmière, le docteur superviseur des offres et demandes, les super-héros de la chirurgie cardiaque, les disciples... Maylis observe, scrute, déploie, sculpte et compose des portraits foudroyants. Toujours en partant des situations : expansion des détails, grattage de l'ordinaire, forage de la douleur, capture des parcours, traces sociétales, sport, nicotine, pouvoirs, comédie, trafic d'oiseaux, et même irruption momentanée de l'Histoire. Toujours en portant les urgences physiques au niveau de l'art, de la table d'opération à Rembrandt, et quand le poème est là, tout en longues phrases tendues, presque fatigantes, on retourne au bloc, à ses clopes ou à son portable.

Quand les fulgurances du dramaturge ont-elles cessé de m'impressionner ? Quand Maylis, déjà muette sur l'état moral de ses copains de surf, a laissé tomber les malheureux parents du défunt pour s'intéresser à tous les personnages cités plus haut. Cela ne s'est pas fait brutalement mais elle s'est mise à coller des vignettes sur sa rosace, abandonnant les difficiles scènes de vitrail pour n'oublier personne. Elle a donné des noms bizarres à ses nouveaux acteurs : Cordélia Owl, Virgilio Breva, Marthe Carrare..., des noms censés stimuler l'imaginaire du lecteur mais témoignant d'une recherche d'effets, au même titre que l'emploi abusif de l'adverbe « mêmement », de certains adjectifs comme « étincelant » accolés au talent des pontes, de certains verbes désuets comme « blinder ». Des chichis... au moment même où la composition s'appauvrit au profit d'une mécanique planifiée. Mais une seule page, la 246 des éditions Folio, met à mal le grand style de ce roman : où il est question d'un « étudiant d'exception, interne hors norme (…) conscient de sa valeur qui méprise d'emblée les rivalités de basse-cour, ignore dauphins et dauphines dociles ». Là, c'est du journalisme et même pire : de la prose d'agence de com.

On ne sait pas si la greffe cardiaque va réussir... Il faudra du temps pour le savoir. Le temps que Maylis de Kerangal n'a pas pris pour soigner jusqu'au bout ses principaux personnages, décentrer un peu sa mise en scène trop chirurgicale, et finir cette esquisse de roman métaphysique qui croula sous les prix.

Crom21


Réparer les vivants, par Maylis de Kerangal, Gallimard, collection Folio 2015

samedi 18 juillet 2015

Niki maîtrise bien le solfège et l'évaporation


J'en étais à la vingtième répétition des mêmes trois chants imposés - un Brahms viril, un Ravel de vierge contemplative, un Barber d'Anglaise poudrée qui défend les secrets des Anciens – pour réussir l'oral de solfège qui devait clôturer quinze ans de formation dans les conservatoires. Ce n'était pas un travail si austère que de pousser sa voix devant son mur en chevrotant sur les notes longues, mais il restait terriblement scolaire et trop à l'ombre. J'avais besoin du soleil de tout le monde et, en cet après-midi de juin, il s'invitait franchement à mon balcon.

Il y avait une autre perspective, plus excitante encore, qui devait ponctuer mon après-midi et justifier de prendre quelques couleurs  : j'avais rendez-vous avec la prof de solfège de mon dernier cours, une remplaçante. Jeune, la trentaine, blondeur russe. Elle s'appelait Niki, elle venait d'être diplômée du Conservatoire de Paris et avait aussi subi la tyrannie de Madame Duval. Son déchiffrage piano du chant Brahms en fa dièse majeur m'avait impressionné ; elle n'avait jamais eu connaissance de la partition, elle l'a parcourue en diagonale - dix secondes environ - puis nous avait dit : « Vous voulez le rechanter ? Il reste cinq minutes, c'est comme vous voulez... » On avait accepté en pensant qu'elle se lançait un défi à elle-même de nous accompagner sur un morceau si difficile. Etait-ce un coup de bluff ou allait-elle plaquer simplement les accords ? Ni l'un ni l'autre : elle a joué l'accompagnement tel qu'écrit sur la partition dans un tempo plus rapide que l'extrait sur Youtube, avec les nuances. Elle a dû déraper sur deux ou trois notes, pas plus. Son jeu fut rond et solide, comme ses épaules pleines de santé qui sortaient de son haut blanc.

J'ai cru l'agacer par mes remarques plus ou moins pointilleuses sur l'harmonie, d'autant que je jouais facilement les doués extravertis dès que j'arrivais - chose pas si courante - à chanter juste toutes les notes d'une suite d'accords. Je me suis mis devant ses yeux très clairs à la sortie du cours, toujours admiratif de son déchiffrage, puis lui ai demandé où elle enseignait le reste du temps. Elle a été douce dans ses réponses, comme beaucoup de maîtresses, mais à l'évocation d'une prof en commun, Madame Duval, elle m'a parlé sans hauteur ni sollicitude, en riant : « Ah, toi aussi tu as subi les la mi la do ! » J'ai demandé si elle donnait des cours particuliers de piano, un moyen de la revoir. Fort de ce prétexte et de l'attirance maintes fois observée du blond et du brun, elle m'a donné son contact complet, nom, prénom, mail, et téléphone. Cette exhaustivité professionnelle annonçait une certitude de la revoir.

Il a fallu courir pour rejoindre le point de rendez-vous, car une fois de plus les marges étaient trop courtes ; arriver à l'heure et devoir patienter me donne toujours cette image de conjoint dédaigné attendant avec son bouquet de fleurs. J'ai retrouvé Niki devant le bar snob de son immeuble, silhouette plantureuse légèrement tassée par des ballerines noires, mais je retrouvais avec plaisir son regard si clair, de surcroît celui d'une musicienne. On a marché côte à côte sans se regarder à la recherche d'un bar plus simple. Le bar ne fut pas moins snob, juste un peu moins exposé : il donnait sur une rue piétonne.

Niki parla beaucoup de ses études au conservatoire, admirant un peu trop certains profs, détestant trop franchement ceux qui avaient déjà mauvaise réputation, comme Zygel : brillantissime, pervers-narcissique, pire que Duval. Vite dit... Je marquais toujours la prudence avec ce genre de catégorisation prenant trop au sérieux les rôles des égos tout-puissants. Je ne connaissais que le Zygel pédagogue mielleux des émissions de télé, mais j'imaginais que pour trouver la bonhommie qu'il donnait au grand public, il avait paradoxalement besoin d'élèves frondeurs. Il lui fallait un musicien non introverti maniant aussi bien le verbe que les notes, capable de lui administrer un bon soufflet à point nommé, un musicien ayant la verve d'un avocat ! Je n'ai pas insisté sur cet élève idéal ; je sentais que le vin blanc m'emportait un peu et je ne voulais pas passer pour un pédant.

J'ai regardé Niki : elle ne me semblait pas être une fille inhibée ; elle parlait facilement d'elle-même, elle donnait des accents enjoués à sa voix. Toutefois dans ses phrases les « cool » revenaient trop souvent, juraient avec l'exigence de sa formation, la musique ancienne, les pianos laqués noirs et surtout l'orgue, son instrument, plus original que le piano, pour ne pas faire comme papa. Ce langage vulgarisait la pâleur de ses yeux, mais donnait aussi une touche de fraîcheur à la musique dite classique qu'elle maîtrisait. La discussion dériva sur la composition, sujet scabreux pour un interprète de musique savante, car le problème est là, dans ce mot « savant ». Ce qui était savant du temps de Bach ou Schumann pouvait toucher le grand public ; les compositeurs écrivaient dans le système tonal et recherchaient la beauté dans l'harmonie. Au XXème siècle, la tonalité, avec son système d'attractions et de résolutions, a été démantelée, ce qui a donné l'atonalité, l'autre système savant, produisant des notes dépressives qui s'affolent sans grâce, irritent avant d'émouvoir. Niki le défendait au nom du progrès : « J'adore jouer du Bach ou du Brahms, mais avec ce que j'ai appris au conservatoire, je ne peux plus composer comme il y a cent-cinquante ans. » Elle a pris une voix déçue pour me le dire. Pour l'égayer, je lui ai fredonné les premières notes de ma nouvelle composition, simplement tonale. Qui la firent rire : « Elle serait parfaite pour le générique d'une série romantique ! »

Au bout de deux verres, j'ai cru bon de parler d'autres choses que de musique mais déjà une heure avait passé, les voix devenaient moins agiles, les effets du vin blanc refluaient et un dîner aurait été trop galant. En remontant la rue piétonne, on évoqua Madame Duval. Niki voulait même lui envoyer un message pour lui faire connaître notre entrevue. Intention non postée, bien entendu : Niki voulait simplement me rappeler son statut de professeur pouvant communiquer avec d'autres professeurs, Madame Duval étant devenue une collègue... Infantilisé, je me suis lancé dans des considérations intellectuelles sur la naïveté comme force créatrice, que je savais périlleuses quant à l'issue du rendez-vous. Je parlais du degré de naïveté suffisant pour pouvoir créer, alors que des règles trop strictes contribuaient à humilier cette disposition d'esprit. Elle m'écoutait, maternelle, comme devant un fils perturbé par son adolescence. Je redevenais l'élève. Puis je crus bon me taire jusqu'au bar snob de son immeuble. Là, elle m'a dit qu'il fallait que l'on se revoie pour fêter la fin de mes examens, pique-niquer au Champ-de-Mars, m'inviter à voir l'orgue de l'église du Panthéon, bref plein de phrases encourageantes. Je suis rentré par l'Ecole militaire, assez heureux, et j'ai pris des nouvelles de ma grand-mère.

La suite ? Il n'y en a pas pour le moment. Comme autant de promesses qui s'évaporent aussi vite qu'elles sont nées, Niki ne répond plus au téléphone. L'hypothèse de la mort est toujours sinistre mais rassure l'égo. C'est une constante ici, à Paris, les disparitions. Il faut s'y faire. La personne peut revenir à la surface après quelques mois, voire une année, quand ses réminiscences sont assez fortes pour vous revoir.

RM


vendredi 22 mai 2015

Le singe de mai


Le singe du mois s'appelait Richard Descoings. Il a été retrouvé mort le 3 avril 2012 dans une chambre d'hôtel de New York, « comme une rock star ». Ce n'est donc pas en mai de cette année. Ce qui sort maintenant c'est un livre de Raphaëlle Bacqué, grande rapporteuse au Monde, sur la vie de ce haut déviant de la république, une biographie sur laquelle on n'insistera pas. Ce qui nous intéresse ici, c'est « comme une rock star » et de risquer une brève comparaison entre deux archétypes de la décadence, disons Richie et Micky.

Archétypes ? Ça veut dire modèle original. Rien ni personne avant eux. En quoi ils ne sont pas des singes. Vérifions.

L'un fut énarque, conseiller d'Etat et surtout directeur de Sciences Po de 1996 à son décès. L'autre démarre une nouvelle tournée américaine demain, à San Diego, avec une bande de jeunes nommés les Rolling Stones. Quoi de commun entre eux ? La complexité. L'argent, le souffre, la rébellion, le besoin de plaire, la réussite, la transgression, la bisexualité, la drogue, les orgies, les changements de peau, le fait d'être double et même multiple. Raphaëlle dit de Richie qu'il était « un personnage riche, à la fois dieu et diable, décadent et volontaire, charismatique et cruel ». On pourrait en dire autant de Micky. Sauf que Micky n'est pas encore mort, pas du tout. Et il y a d'autres différences.

D'abord le look, ce qui se voit en premier. Richie est grand, hâve, presque chauve, sanglé le jour dans des costumes gris ou marine. Il a une tête de haut fonctionnaire fatigué. Parfois on devine une prébarbe de hipster, mais il n'y a pas de photos de ses nuits folles au Palace ou au Queen. Ou il les cache. C'est tout à fait le genre qu'on raille du côté d'Edith Grove, dans la piaule sordide ou s'entassaient les petits Stones, au début, pour copier le blues des Noirs et survivre. Au contraire, dans le film Performance, tourné en 68, on voit surgir d'un clair-obscur psychédélique la biface sublime de Micky, importée dans le cerveau d'un mâle « normal » qui ne sait plus qui il est.

On peut commencer par la fin. La première question est celle de l'autodestruction, cette fascination du pire qui a donné naissance au Club des 27 (rock stars fauchées à 27 ans en pleine gloire par toutes sortes d'excès), qui a compté des membres illustres. On va le répéter : Micky, 72 ans en juillet prochain, n'en fait pas partie. Après avoir prudemment abusé de toutes les substances, il s'est souvenu vers 40 ans qu'il n'avait qu'un seul corps, citation attribuée à son père prof de gym, et s'est mis à courir, avant et pendant les spectacles, sur toutes les scènes du monde. Il a même cessé de fumer, ne gardant que le sexe, adepte du mouvement et surtout de l'avenir. Richie, lui, est mort à 53 ans d'une crise cardiaque, non loin de ses médicaments et escorté par deux « garçons ». Il se tenait au bord de l'abîme, subissait des tensions insoutenables, buvait dix tasses de café pour démarrer la journée. Il a disparu entre deux âges, n'a pas fondé le club des 53.

La naissance, on ne choisit pas. Micky est né à Dartford, banlieue de Londres, d'un prof d'EPS et d'une mère coiffeuse : pas le prolétariat, la très petite bourgeoisie. Richie naquit dans le VIIe arrondissement de Paris, de parents médecins catholiques, ce qui le prédisposait à de bonnes études dans de grands lycées comme Louis-le-Grand et Henri-IV. Ce n'est pas du sang bleu qui coulait dans leurs veines mais si tu ne peux pas toujours avoir ce que tu veux, tu peux obtenir parfois ce qu'il te faut. Voire plus : la crème de la crème. L'un s'est fait adouber (tardivement) par la reine d'Angleterre, l'autre (assez tôt) par la république française. Avec des arrières-pensées dans le camp de l'ordre établi et des fulminations dans celui des rebelles.

Le ressort de leur trajectoire c'est bien sûr l'ambition, et même plus : la soif de gloire. Il y a des gens qui naissent avec ça, certains n'y pensent même pas ou petit à petit. Quand il sort de l'ENA en 1985, à la 10ème place, Richie n'appartient à aucun cercle et frôle l'insignifiance. Plus tard, il servira la gauche mitterrandienne (Michel Charras, Jack Lang...) et, au mépris de la bien-pensance, la droite de Nicolas Sarkozy. Au début des Rolling Stones, la place de Micky est pareillement discrète. Chanteur mais pas leader en titre, il ne ressemble à personne, si ce n'est à un nègre blanc. On peut le créditer d'aimer le blues... mais il rêve quand même de devenir un riche homme d'affaires. Raison pour laquelle il est entré à la London School of Economics, l'équivalent de Sciences Po en Angleterre, établissement dont il ne sortira qu'après avoir mesuré ses chances de devenir une pop star.

La sexualité : on y vient, on s'y arrête. Richie n'a pas fait mystère de ses amours durables avec tel ancien énarque, devenu patron d'une grande entreprise publique. Dans le Marais, il sortait avec des garçons, et plus si affinités. A Sciences Po, son charisme lui valut une cour d'admirateurs « Plug n' Play » (association des gays, lesbiennes, bis, trans, queers, inters, hétéros  de l'école). Il était marié (à une femme) par ailleurs. « Sous des dehors policés, une façon de vivre assez déjantée », dit Raphaëlle. Il n'empêche. Bisexuel, bipolaire, Richie avait deux vies presque étanches car il protégeait beaucoup sa carrière. Il réseautait. Au point d'inspirer à Raphaëlle, selon le JDD, cette bio en forme de « radiographie du pouvoir gay en France ». Pareille enquête eût-elle été possible dans le milieu des stars du rock ? Ridicule ! Micky, l'homme aux 4000 conquêtes, a pu coucher avec Bowie, Noureev, et même Clapton, il a pu se travestir en drag queen au début des années 70, il a peut-être une grosse bite insatiable et infidèle ; il a toujours surplombé les conjectures, les coteries, les clans, les militants de tous les sexes. Pas homo, ni même bisexuel a dit une ancienne amante : « Le sexe cosmique » ! Pas mal... Et au grand jour : lèvres, jeu de scène, hanches étroites, ange bleu, petit fauve, au moins sept enfants, devenu Sir et arrière-grand-père, et toujours la même distinction animale. Mieux : l'orientation sexuelle de Micky, comme celle des dieux, n'a jamais eu d'importance dans le cœur des fans.

Si l'homme est ce qu'il fait, alors considérons l'oeuvre. Richie a fait entrer les banlieues à Sciences Po. C'est ce qu'on dit. « Encourager la France des Mohamed et des Souliman », c'est ce qu'il voulait. Les faits sont là : avec lui,  la part de boursiers est passée de 6 % à 26 % des effectifs de l'école, eux-mêmes en hausse très sensible. Dans le même temps, les droits de scolarité ont bondi autour de 10 000 € pour les plus aisés. Un système de discrimination positive pas tout à fait républicain. Disons une « université sélective » : ce sont ses mots en 2011, juste avant les polémiques sur son salaire (27 000 € par mois) et sa gestion de l'école qui ont hâté sa fin. A-t-il écrit Surveiller et punir ou Histoire de la sexualité en s'armant certaines nuits d'un fouet et de gants de cuir sur le chemin des backrooms ? Non, mais Micky non plus. Micky est très intelligent mais ce n'est pas un intellectuel comme Michel Foucault. Ce n'est pas non plus un chef de clan qu'on découvre à sa mort, entouré de ministres et de disciples dévastés par le retour de l'ennui sur les autoroutes du pouvoir. Il a écrit et porté sur scène, avec son corps, avec son groupe, au présent continu, des morceaux de musique qui concernent des millions de gens. C'est pourquoi il est très riche, mais il ne s'en contente pas. Il veut encore enflammer les stades. Micky se présente chaque soir devant un réseau de 80 000 personnes de toute condition qui ne se connaissent pas, n'ont rien à faire ensemble que vérifier si sa légende est intacte, ou fausse, ou inutile car ce dieu blanc n'est qu'un homme noir, au fond. Et tous, ils jouiront de cette confusion-effusion, de sentir ce qu'est le blues quand il monte et frappe, et caresse leur propre histoire.

Richie a débordé sa vie en critiquant le conformisme des grandes écoles par où il est passé, en traquant l'excellence dans les palais et la jouissance dans les boîtes de nuit. Il a détourné bien des âmes et touché bien des corps. Il a connu les outrances des riches pressurisés qui se sentent avoir des droits illimités quand les dossiers dorment enfin : cerveaux, nichons et pectoraux à volonté. Des lupanars de Rome au Sofitel de New York, il n'a pas été le premier des débauchés. Petit milieu quand même... De Micky, on dira seulement qu'il a eu tort ou raison de parodier Mick Jagger.


Crom21 (sur une idée de RM)

mardi 12 mai 2015

Sous les signes du hipster


La couv' des Inrocks de la semaine du 22 au 28 avril dernier a remplacé Bébel dans l'affiche du film Peur sur la ville par un hipster coquet sans frontières – sauf celles du style. Je découvre une enquête constat-effet sur la gentrification, phénomène socio-économique d'embourgeoisement des quartiers populaires colonisés par la classe moyenne et vidés de ses « authentiques » ouvriers, sans que l'on puisse parler de mixité sociale. L'article se finit par un catalogue d'accessoires qui valent présomptions plus ou moins irréfragables de vivre dans un quartier hipsterisé. Pas un mot de sémiologie sur le sens du signifiant hipster, ni de fouille du «profil sociologique difficile à cerner » mais au style trinitaire bien défini : pilosité faciale, jean retroussé, bonnet. A la manière d'un édito de magazine de mode, le fascinant sociotype est réduit à sa panoplie de signes obligatoires, dans le décor attendu, avec pour seule psychologie une introspection cosmétique de terrasse de café : ce hipster, n'est-ce pas mon « reflet dans ce miroir chiné ? » Sont mentionnés au passage le café latte, le MacBook d'Apple, la table en bois patiné, etc. Voilà de quoi réaliser le storyboard de pub d'une marque vintage. Je vois déjà la mine entendue du responsable marketing : « Nous, on est résolument sur un positionnement rétro, jeune et branché. »

On parle beaucoup des éléments visibles pour qualifier le hipster, en évitant d'aller sous le bonnet à cause de « sa réalité sociologique floue ». Une intuition me pousse à inverser la démarche : si on s'en tient aux chemises à carreaux et à la barbe, le jeune hipster d'aujourd'hui est le hippy d'hier, et sera le bobo de demain quand il aura franchi le cap de l'adolescence prolongée. Il pouvait être ce disquaire barbu qui vendait passionnément des CD pirates des Stones dans sa sombre boutique de province avant l'existence de Youtube... Ni la barbe, ni les vinyles, ni les vieux t-shirt n'appartiennent au hipster. Il n'y a donc pas de propriété dans les éléments de look, qui renvoient surtout à l'arbitraire d'une tendance au démodé et à la bohème, adoptée pour les besoins de la distinction sociale. Démarche anti-rimbaldienne. Ici, les poches crevées doivent se montrer par et à travers une certaine façon de consommer, le choix d'un « système de signes », pour reprendre l'expression de Baudrillard, qui offre des différences par le biais d'objets. Et produit toujours son système de singes.

Au-delà des signes, le paysage mental d'un hippy des années 1960, voire d'un hipster au sens premier du terme - un blanc amateur de jazz - et celui d'un hipster 2015 me semblent tout différents, bien qu'ils aient la même racine « hip ». Je vois le hippy comme l'acteur d'une contre-culture rejetant la société de consommation et ses gratifications sociales pour tenter de partager en communauté un idéal d'amour et de sensations ; il refuse la domination et rêve d'horizontalité planante et sensuelle. Le hipster actuel est un rebelle confortable qui s'encanaille en manipulant à son profit les codes du vintage et de l'authenticité ; il est un opportuniste qui joue la comédie du désenchantement pour qu'on la prenne au sérieux. Ses introversions cachent un complexe de supériorité, qui n'est qu'un snobisme étroit, ne voulant pas trop dire, pas trop s'enthousiasmer, contenant son ivresse et sa générosité. Il veut qu'on le voie lire les poètes maudits aux terrasses des cafés mais ne se sent aucune sympathie pour les véritables marginaux et déclassés sublimes, ceux qui peuvent aimer se raser le matin pour garder une certaine dignité.

Au fond, la moue renfrognée du hipster porte une déception : il ne croit plus aux utopies collectives, déception post-gauchiste tombée dans le domaine public. Et une lâcheté : il est trop gâté pour penser en terme de contre-culture. Il préfère puiser dans les vieilleries de la société d'abondance ante Internet, et utilise une culture confidentielle, alternative et nostalgique pour densifier ses poses. Libre à moi de préférer, à certaines heures, ceux qui ont un rapport plus direct à la consommation, ceux qui ne jurent que par l'objet neuf et cher pour montrer leur statut. Ceux-là ne présument pas la culture livresque derrière leurs apparences, ils montrent leur position sociale par le social, ils ne revendiquent par leur paradis perdu, leur authenticité ; ils en parlent dans des moments de confidences, de passion pour l'histoire ou de frissons sur Beethoven ; l'éprouvent seuls à l'ombre, chez eux. Le hipster est beaucoup plus froid avec la culture et l'art, puisqu'il se pose en connaisseur-montreur. Ce n'est pas étonnant qu'il affectionne les musiques électroniques - jamais commerciales bien entendu - le rythme régulier des beats permettant de garder la tête froide, de ne jamais quitter son personnage, de garder un pied dans l'urbanité libérale, festive, cosmopolite.

L'accessoire barbe est là pour donner un peu de rugosité, une urgence de virilité en contrepoint de la coquetterie et de la monomanie vestimentaire. Pourtant, la pilosité faciale est devenue l'attribut lisse du mâle branché, récupéré par la publicité, argument de séduction auprès des femmes qui l'aiment orgueilleusement. Au lieu de signifier résistance et vraie négligence masculine qui se fout de plaire, la barbe du hipster est taillée comme les cheveux au sortir du coiffeur, soignée comme les ongles après la manucure. C'est à se demander si elle lui appartient réellement, cette barbe, si elle n'est pas aux mains de sa hipsterette lui disant chaque matin : « Ne te rase pas, s'il te plaît, tu es trop chou comme cela. » On notera que Delon ou Belmondo étaient rasés de près dans la plupart de leurs films et n'en étaient pas moins virils, rebelles et parfois machos...

N'y-a-t-il pas, au fond, une sorte de détestation de nos origines gauloises et rabelaisiennes, du saucisson et du vin rouge dans ce (cette) minet(te) mondialisé(e) qui préfère fréquenter les coffee shops, parler de littérature étrangère et se répandre en anecdotes de voyages ?... On peut même se demander si le snobisme culturel-vestimentaire, sous les promesses de simplicité et d'authenticité, ne masque pas une troisième couche, plus profonde, de répugnance à l'égard des « gens du bas » ou d'ailleurs, contraints de s'installer à la périphérie des grandes villes.

Après tout, le hipster n'est ni un homme, ni une femme. Il n'est pas un individu en particulier puisque peuvent être hipsters par le style l'étudiante en droit, le videur de boîte de nuit, le vendeur de fringues ou le « créa » dans une boîte de com'. Il est un signe circulant qui s'adosse aux individus et se nourrit de leur fascination/détestation, une opportunité commerciale ou identitaire qui renvoie toujours à une volonté de pouvoir dans l'ordre social, où se joue éternellement la querelle des égos.

D'ailleurs, le mot a sa page Facebook, où il n'est question que de plébisciter les marques et les coupes de cheveux portées par de beaux jeunes gens. Mais les individus libres ne choisissent pas pour ou contre le hipster, ils choisissent de ne pas obéir à la tyrannie des signes. Ils savent sortir la nuit seuls, barbus ou pas. Ils n'ont pas eu le temps de retrousser leur jean – ils n'y ont même pas pensé. Ils sortent pour respirer dans les rues désertes, assez loin des terrasses. Ils coupent avec le social pour se raccrocher au monde. Et se récitent des vers à eux-mêmes, jusqu'à la nausée, car ils se trouvent absurdes à cet instant. Enfin, fatigués du spectacle, ils tombent amoureux du silence.

RM

lundi 27 avril 2015

Le singe d'avril


Serge July a sorti fin janvier son Dictionnaire amoureux du journalisme et il s'en va partout prédisant que l'avenir du journalisme, « métier de merde pour le public », c'est l'information contre la communication, la vérification contre la défiance généralisée. Ce métier qu'il aime tant, comme jadis la Révolution, il ne le voit pas disparaître dans la révolution numérique, mais au contraire renaître dans les réseaux : «Plus il y a d'Internet, plus il faut vérifier et plus il y aura besoin de journalistes.» Optimiste, July.

Et il s'en va partout dire la bonne nouvelle, de sa voix nasale et distanciée, même en province où il a fallu un article dans une gazette gratuite pour que je découvre, seulement en avril, l'existence de cette somme (plus de 900 pages, 141 entrées). Je devrais mieux lire, entendre et voir. Donc : singe en hiver plutôt que d'avril, avec les excuses du blogueur.

La question n'est pas celle des dates. Mon scrupule, c'est le singe. Admirateur de la presse américaine (libre et indépendante par définition), Serge July a probablement voulu imiter le Washington Post quand il a lancé, en 1981, la deuxième formule de Libération : facts are facts, pas de confusion, pas d'opinion, pas de littérature... Il a probablement singé l'esprit d'entreprise, important la pub et la finance dans un journal né maoïste, s'est vu en Citizen Kane au plus fort de Libé, à la fin des années 80, costume rayé et cigare, quand les tirages dépassaient cent mille exemplaires... Viré consentant en 2006 du quotidien qu'il fonda avec Sartre en 73, il répète aujourd'hui qu'il faut faire de l'information débarrassée de sa « gangue communicationnelle », du multimédia certes, mais vérifié dans le flux continu, ce qu'on appelle aux USA le « fact checking » ou l'analyse en temps réel du vrai et du faux, la validation en simultané.

La vérification comme accomplissement supérieur du métier de journaliste, lui-même soumis à la seule religion des faits ? Quel est ce gris de commissariat sur le front du grand singe qui libéra la presse française de ses veilles opinions, de ses lourdes accointances, de l'esprit de sérieux et même du vieux rire satirique ? Nous parlons ici de la dimension culturelle d'un journal qui fut exactement dans le mouvement du monde jusqu'à la fin des années 90. Nous parlons des « années Libé ».

Comme ce blog n'est pas un journal d'information, je vais parler de mes propres années Libé. Et citer des noms.

Des gens comme Serge Daney, Bayon, Sorj Chalandon, Gérard Lefort, Robert Maggiori, Jean Hatzfeld,  Louella Intérim (!), n'étaient pas des vérificateurs. Non, c'étaient des écrivains, des artistes, des profs de philo, des intellos, des cinglés, des homos, des folles, des passeurs, des autretés... Il y avait les éditos tournants de Marc Kravetz et Gérard Dupuy et, bien sûr, ceux de July qui essayait toujours de prédire ce qu'allait faire ou devait faire François Mitterrand, et on aurait dit que le Président s'échinait à déjouer tous les plans de July. Les plumes invitées, les petites annonces... La titraille-mitraille, les jeux de mots... Le rire du faible au fort. On ne comprenait pas toujours ce qu'ils disaient mais on se sentait intelligent rien qu'à les lire.

Moi, je les lisais comme auteurs d'une impitoyable et souvent hilarante liberté. J'aimais passionnément le rock mais les rock critics français avaient quelque chose d'étroit qui tentait de tout satelliser dans une posture unique, infantile et totalitaire. Pour moi, l'incompréhensible Bayon les surplombait tous, Manœuvre et Eudeline réunis. Libé me permettait d'élargir tous les jours Rock&Folk. Et puis, le cinéma : je ne suis pas devenu cinéphile pour autant mais les articles des ciné-fils se parcouraient comme des montagnes d'imaginaire. Ainsi j'étais informé, branché, nourri, vu de ma province... C'était tellement écrit que ça remplaçait tous les livres : danger !

On parlait d'un ton, je voyais plutôt un style. Avoir Libé sous le bras et du cuir sur les épaules, le déplier au Bar des Sports ou dans une brasserie Belle Epoque. Savoir que le fameux losange rouge faisait son effet : les cons sentaient secrètement leur connerie. Libé était un journal intolérant avec la connerie, un rempart contre la beauferie internationale. Voilà, c'était une appartenance, une fierté, un snobisme. Le lire enfin. Le lire vraiment. Là, nous étions moins nombreux... Le problème, c' était d'avoir un boulot administratif quelque part en province et de lire Libé, promesse permanente, festive, parfois grimaçante d'un monde « mieux ». D'où un certain spleen, une distanciation un peu morose sur le mythe de la révolution, absolument caduc, qu'il fallait convertir sinon dégrader en libéralisme libertaire en adoptant les costumes de bonne coupe de M. Serge.

Non, le vrai problème, c'était l'idée d'une équipe imbattable, anti-autoritaire, hiérarchisée par le talent, loin du pot-au-feu socialiste, la meilleure de toutes, et de confronter cette idée au fait qu'on ne pouvait pas tous travailler à Libération : facts are facts...

Au royaume des singes, July reste un homme. Il va partout disant que le journalisme est noyé dans la communication. Il a raison. Informer ce n'est pas communiquer, la communication suppose un autre objet que l'information elle-même et c'est toujours la soupe d'une marque, d'une institution, d'une entreprise, d'un parti politique. C'est de l'idéologie, du marketing, une affaire de milliardaires et de publicitaires, bref de la domination.

Aujourd'hui, avec la Toile, on a des milliards d'informations, vraies, pas vraies, à moitié vraies. Il faut les recouper, les vérifier. L'enquête immédiate est l'avenir du journalisme. Bon, il va falloir trouver des vérificateurs en chef et créer un bureau des recoupements dans chaque rédaction. Mais c'est Brazil (*) qu'il nous propose, le vieux Serge ! Et le non-dit ? Et le style ? Et l'aventure ? Laissons plutôt la fin à Gérard Lefort, qui vient de quitter Libé après trente-cinq ans de service dont quinze à l'épreuve d'une « déperdition lente », et qui connaît les multicouches de l'homme : « Pour July, l’essentiel était que ce soit bien écrit. Il aimait être porté par l’écriture d’un texte. »


Crom21


(*) Brazil : film d'anticipation britannique réalisé par Terry Gilliam, sorti en 1985



lundi 6 avril 2015

Ça balance à Paris : les coulisses du spectateur


J'avais les yeux fouettés par le vent tiède en sortant de la bouche du métro Concorde. Le matin avait mûri, il était 9h30. Je rejoignais Marie dont la peau lactée débordait sur le ciel ; elle avait dû boire son bol de lait à la hâte, son rire me maudissait un peu de s'être levée tôt. Elle avait accepté qu'on assiste ensemble à l'enregistrement de l'émission Ça balance à Paris, que je regarde parfois en différé chez mes parents, le dimanche, devant un gros poulet. Enfin, j'allais connaître la température du plateau, et voir en vrai les chroniqueurs intelligents sur les canapés rouges.

On attendait devant le studio Gabriel, juste derrière les jardins de l'Elysée. Il y avait une quinzaine de personnes silencieuses sur les marches, des jeunes et des moins jeunes, debout sans trop de coquetterie vestimentaire, sobres. Il régnait un gentil silence propice à la rêverie : une petite fenêtre ouverte dans le toit du palais présidentiel... Est-ce que le Président montait là-haut certaines nuits, cherchant le romantisme des mansardes après avoir dîné fastueusement ? L'idée fit tout juste rire Marie. Je me retournai devant le studio blanc, gardé par trois CRS moins armés que ceux dressés aux abords du Crillon.

Julien, le recruteur de public, est venu nous ouvrir les portes du studio. Je l'avais imaginé très jeune homme, cheveux noirs ruisselants de laque, avec un T-shirt moulant flashy tout sourire. Je tombai sur un trentenaire assez sérieux en maillot gris, parlant doucement, rougissant dans ses politesses. Au moment où il fallut nous présenter l'émission, il confia cette tâche au chef de plateau, un technicien cool arrivé au studio comme chez lui, avec un jean coulant et un casque sur les oreilles audible à trois mètres. La main droite sur la hanche, il énonça clairement, en articulant bien comme malgré lui, le principe de l'émission. Son air repu de fêtes et de satisfactions désignait un monde où l'on s'éclate à côté du quotidien gris des bureaux et des mauvais chiffres de l'économie. Il devait penser chaque jour : « La télé, c'est fun et c'est mon job de faire tourner les émissions qui bougent ». Je ne fus pas surpris du rôle, qui avait sa raison : motiver la claque.

S'ensuivirent quelques passages obligés avant de s'installer sur les plots en plastique du plateau : passer au vestiaire, prendre les cartons verts et rouges, vérifier la propreté des toilettes et fixer l'évènement en pissant, à haute voix : « Emission Ça balance à Paris, saison 2015, Paris 8ème arrondissement, présentateur : Eric Naulleau, Paris 8ème, Paris... » Situer temporellement et géographiquement l'instant pour pouvoir le vivre plus sereinement. Ça marche aussi dans les toilettes des cafés, au moment où l'on veut faire une pause dans la drague, en se disant qu'il est temps de conclure avec la fille qu'on a laissée seule en terrasse, conclure par le geste avant que la conversation ne l'épuise.

Une fois installé, le régisseur nous briefe très rapidement sur l'intensité des applaudissements et hourras requis pour le générique de l'émission. Bien entendu, le « J'ai rien entendu ! » est une injonction nécessaire dans la mécanique. Nouvel essai : un, deux, trois... Pas facile de déployer l'haleine du petit déjeuner tout juste rafraîchie par un chewing-gum à la chlorophylle. Quelque chose m'arrêtait de passer si promptement à l'enthousiasme, surtout pour le final attendu  : « Ohhhh ! » après que Naulleau a dit « Ça balance à Paris, c'est fini », puis «Ahhh ! » au moment où il rassurait : « Mais seulement jusqu'à la semaine prochaine !». C'était comme les humeurs changeantes de certaines filles durant le même rendez-vous, ou l'instabilité émotionnelle des enfants. Allons, nous sommes à la télé, c'est le jeu d'être fun, même dans une émission culturelle.

Malgré nos échauffements, la fille devant moi s'écroulait un peu sur l'épaule de sa copine. « T'es fatiguée ma grande ? » lança le chef de plateau. Elle répondit : « Ouais, mets-moi un truc qui donne la pêche ! » Il s'exécuta, en cherchant sur son smartphone le son adéquat, le mit, et esquissa quelques mouvements de danse à la fois souples et retenus. C'était en fait les appareils accrochés à sa ceinture qui faisaient tomber son jean, mais j'imaginais que sans eux, la mise fût la même, car chez les comédiens de la décontraction, il y a toujours quelque chose qui dégouline ou pend un peu. Qui se retrouve aussi dans la démarche, lourde et nonchalante, compétente pourrait-on dire pour ce technicien rodé qui, derrière les caméras, n'a pas besoin d'être élégant.

La régie n'était pas encore prête. Marie m'encouragea à chanter quelque chose pour patienter. Le chef aux aguets m'invita alors à chanter a capella au milieu de la scène : « Allez, c'est le moment ou jamais pour toi !». Il a dû voir l'espoir soudain qui envahit les yeux de l'ambitieux anonyme, avant le gel de l'amour-propre qui commande une part d'incrédulité. J'ai répondu : « Vous avez une guitare ? » Non, c'était sûr, je n'avais jamais vu d'instrument de musique dans cette émission. Façon de me dégager. Le rouge dans mes joues est retombé.

Les deux chroniqueurs sont arrivés un par un pour tester nos exclamations. Jean-François Kervéan, que l'on avait déjà salué quand il sortit de son taxi, s'est présenté d'un pas viril dans un costume rugueux à rayures. Entre le clownesque et le cow-boy, dans de grosses chaussures, il nous a souri, puis a regardé ailleurs, tout en remontant son pantalon. Thomas Hervé s'est approché lui aussi, buffle rieur, posant ses pâles yeux bleus éclatant de curiosité sur la rangée des jeunes (de l'autre, il y avait celle des seniors) : « Comment elle se porte, la belle jeunesse ?». Il n'obtint que nos sourires un peu niais.

Les deux chroniqueuses sont restées en retrait sur leur partie de scène, toutes frétillantes et riant fort. Mazarine Pingeot jouait les gamines : dans son jean moulant, elle reprenait sa gymnastique du matin, s'élançait en arrière pour faire le pont, cambrée, faisant sa marelle comme les filles espiègles en primaire. Une manière d'assouplir la rigueur normalienne, rappeler par le corps l'agilité d'esprit du Père, montrer la libération de la femme, la jeunesse durable, je ne savais trop. Gaël Tchakaloff, en chemise de toile fine et blanche, s'échauffait elle aussi, improvisant une danse de discothèque à partir d'un tube disco-dance qui lui restait en mémoire.

Thomas s'assit sur le canapé et étala ses fiches à côté du dernier Madonna et de quelques livres à commenter. Ses mains tremblaient au-dessus de ses notes. L'énergie devait déborder, son stress cherchait une complicité : il nous chanta un air de Georges Michael. « Vous ne connaissez pas ? Ça vous dit quand même quelque chose, non ? Faut dire qu'à votre âge, j'étais comme vous, je ne pensais qu'aux copains ». Curieuse façon de flatter la jeunesse... La nôtre n'est pas celle de l'insouciante camaraderie, tranquillement rebelle et pleine d'avenir. Les temps actuels nous ont interdit les niaiseries trop chaleureuses et, pour ma part, j'ai toujours fui les prolongations entre amis. Il m'arrive parfois de débarquer dans des tribus aux membres fidèles, partant toujours ensemble en vacances, dormant dans les mêmes draps, et jouant à des jeux de société tout portable fermé : j'y vois toujours des gentillesses dépassées et suspectes. Non, il n'est pas facile de dire «Salut les copains ! » aujourd'hui. Lui même, Thomas Hervé, 46 ans, n'est-il pas né trop tard pour plaider l'insouciance ? Il vient de saluer le talent de Georges Michael, ce chanteur à boucles d'oreille évoquant les gémissements d'un sax dans des intérieurs américains vides, les grands frigidaires, les canapés en cuir où les protagonistes ne peuvent que se dire, comme dans un sketch des Inconnus : «Stephen, pourquoi m'as tu toujours caché que tu avais du sang noir dans les veines ? »

Le chroniqueur en chef apparut dans un beau costume anthracite qui lui redressait les épaules. Le pantalon était resserré en bas, puis cassait comme il le fallait, enfin presque trop court, sur de belles bottines noires. Le tissu noble semblait briller pour nous et les caméras, dans la fraîcheur du présent montré. D'un pas clair, après avoir plaisanté avec la rangée des seniors, il vint nous saluer. Je n'ai pas ressenti ce snobisme de journaliste trop conscient de parler culture, tout pénétré de trier le grain de l'époque, en mélangeant la menthe et le tabac. Le chef plateau nous parla d'une émission de télé réalité : les anges de je ne sais plus quoi... « L'abêtissement des masses » commenta le critique en chef. « Et alors, le football ?» lui rétorqua le chef de plateau, taquin mais respectueux... Réponse : « Ça réclame un peu plus d'intelligence ».

Ce matin-là, ils ont naturellement balancé sur les livres, les films et les spectacles, et encore les coups de cœur de la semaine écoulée. Naulleau a fait son numéro de dictateur autodérisoire. Sa bouille de nounours était parcourue d'intransigeances qui n'effaçaient pas la bonhomie. Sa corpulence large, affinée par des années de métier et de lecture, n'empêchait pas l'humour fin et véloce. Ses rides du coin des yeux étaient blanches sous les spots, et dans ces longs traits se dessinait la maturité, se mélangeaient les charismes, le militant bienveillant, l'homme d'esprit, l'animateur en costume sur-mesure, l'intellectuel engagé dénonçant la société du mauvais spectacle. Debout, sur le même plateau qui accueille Vivement Dimanche, Naulleau marchait comme un homme face à un grand défi, celui d'utiliser les armes du spectacle pour éveiller les masses contre la bêtise, sans excès de branchitude, en pratiquant l'ouverture pour les géants et les nains : le retour des apostrophes, des livres qui volent, surtout à la fin de l'émission.

L'émission terminée, une femme de la rangée des seniors est venue parler au chroniqueur en chef ; il paraissait pressé de partir, un déjeuner l'attendait. Dommage, j'avais une question précise à lui poser : pourquoi Marguerite Baux a-t-elle quitté l'émission ? Ce serait donc pour la très prochaine fois.

RM




jeudi 26 mars 2015

Le(s) singe(s) de mars


On peut lire sur un blog fiable que les dates de la prochaine tournée nord-américaine des Rolling Stones vont « très bientôt » être communiquées. Si la nouvelle paraît en avril, faudra-t-il reporter le contenu de cette rubrique au mois suivant ?

La question ne se pose pas car, d'abord, cet effrayant suspense ne concerne pas la France, visitée il y a peu. Ensuite, on peut s'affranchir du teasing pour considérer l'activité mondiale et extrêmement lucrative d'une bande de monkey men infréquentables et cependant adulés depuis plus de cinquante ans. Essayons en mars.

Mick Jagger et Keith Richards ont composé L'Homme Singe en 1969, une très bonne chanson auto-satirique avec des paroles absconses pour faire pièce aux critiques de l'époque. Ce n'est pas un pilier de leur répertoire. De temps en temps, elle réapparaît dans les concerts.

Si on prend la set list du spectacle final de leur tournée en Australie et Nouvelle Zélande (Auckland, 22/11/14), on constate qu'il n'y a aucun morceau postérieur à 1997, sauf Doom and Gloom, sorti en 2012 pour l'épice de leur 50ème anniversaire. Mais surtout, les chercheurs détecteront que sur les 19 titres joués ce soir-là, 15 chansons ont été écrites entre 1965 et 1981. Hommage au passé recomposé... Et c'est ainsi depuis vingt-cinq ans. La dernière tournée où les Stones ont défendu des morceaux récents en nombre remonte à 1981. Leur truc, c'est de présenter les classiques dans un ordre différent, avec de très légères variations, de rares implants, quelques perles oubliées, des larmes remontantes qui annoncent toujours les mêmes tempêtes. Il faut préciser que leur dernier album véritable remonte à 2005, et personne n'a prétendu que c'était le meilleur.

Statistiquement, nonobstant les intentions chorégraphiques, les Stones font le même show depuis 1989. C'est dit, on peut le prouver. Que cette affaire dénonce une cruelle vacuité artistique, d'abord des cycles courts d'attente surexploitée (à quoi ressemblera le prochain Stones?), puis longs, puis interminables, rien ne saurait démentir le fait que ces gars-là n'ont plus envie de composer ensemble – et il n'est question ici que de désir, pas de qualité. Qu'ils aient invité Mick Taylor, guitariste botticellien au mieux de son art avec eux entre 69 et 74, à toutes leurs cérémonies depuis 2012, ne change rien : rien que des standards, pas plus de trois morceaux joués avec le revenant, aucune prise de risque.

Comme ils ont quand même un immense catalogue, officiel et clandestin, quelqu'un de chez eux a eu la bonne idée en 2011 de libérer, en téléchargement légal (et payant), des « bootlegs » de légende et même des concerts filmés qui traînaient depuis trop longtemps à l'état de déchets dans des officines cupides. Remasterisés comme il se doit et programmés au compte-gouttes car ils nous ont appris que toute satisfaction intense commence par une frustration d'égale intensité. Ici nous faisons référence à une époque révolue, jalonnée d'instants magiques : Bruxelles 73, LA Forum 75, Hampton 81... Les experts savent de quoi je parle.

Alors chacun peut se croire malin en affirmant que Mythe Jagger et les siens, à grand renfort de produits dérivés, moulinent, piétinent, parodient leur légende, se singent eux-mêmes depuis les années 80. Doucement... Nous parlons quand même de rock stars androgynes qui ont toutes dépassé 70 ans, à l'exception notable de Ron Wood, indispensable idiot collé aux riffs préhistoriques - de plus en plus simplifiés par l'arthrose des doigts - de qui vous savez.

Je ne suis pas aussi vieux qu'eux mais tout de même assez pour savoir qu'en juin 76, dans la file d'attente du Pavillon de Paris (Grande Halle de la Villette), on se posait les mêmes questions. Le rock avait vingt ans et on se demandait comme ils allaient faire pour être aussi bons que la dernière fois. La peur du fan avant d'entrer avait ceci de particulier qu'elle épargnait Keith, le riff humain, et se concentrait sur Jagger, l'inauthentique, avec ses lèvres de bordel, ses tenues de perroquet et son phallus gonflable, si loin du chanteur archi sensuel du plus grand groupe de rock'n'roll du monde.

Le 13 juin 2014, au Stade de France, le même Jagger avait gardé sinon sa voix du moins sa silhouette et le groupe sa même puissance fondamentale. Et le ciel trembla encore. Evacuons le dieu Fric, le vieux sexe, la haine intime, l'attente du prochain album et les solos de guitare qu'on n'entend plus. Evacuons ces studios où ils ne séjourneront plus. Il reste une joie de jouer ensemble qu'aucune puissance n'accable, pas même le temps. Une présence contagieuse, transmissible, invincible. Que se passe-t-il ? Ils jouent Jumping Jack Flash et ça pique sous la peau, dans les yeux, et même plus profond, dans l'échine. Des puces ? Non, c'est l'amour, camarade.

Parfois, ils rejouent Monkey Man... C'est une chanson qu'ils n'arrivaient pas à interpréter sur scène au temps de leur splendeur. Maintenant, ils le peuvent. Les Stones ont un rapport spécial avec le pouvoir. Ils ressassent leur gloire, toute nostalgie exclue, ils cherchent à nous emmener là où personne n'est jamais allé. Nous serons toujours dans le cirque quand ils riront, riront dans leur tombe.

Crom21


mercredi 4 mars 2015

Les fugueuses d'avant


Je connais un magasin en province qui vend des DVD à prix cassé. C’est un couloir où on se frôle, se hume, se marche sur les pieds en disant pardon. Il y a de tout, des séries, des japanimes, des blockbusters qui auraient dû marcher, des Rohmer, des péplums, des déchets de la Nouvelle Vague.

J’ai acheté l'autre jour, pour 10 € en édition prestige, un biopic sur les Runaways présenté à Deauville en 2010. J’avais le souvenir d’avoir lu quelque chose de positif sur ce film retraçant l’ascension de cinq jeunes filles rebelles il y a bien longtemps, vers 75. Positif au sens : film rock, baby, supervisé par Joan Jett elle-même, et pas film sur le rock.

Vers 75, la mode des girl bands, façon Ronettes ou Shangri Las, est passée depuis longtemps. Pas celle des producteurs fous. On veut nous montrer ici comment Kim Fowley, plus fou, démoniaque, maquillé, pornocrate, opportuniste que Spector, a transformé cinq gamines de 15 ans en tigresses à guitares. Au sommet elles sont allées, et pas un seul mec dans le groupe, juste un chef cinglé qui tire les ficelles. Assez tôt elles ont explosé : drogue, dissensions, rébellion retournée contre leur mentor, envie de papa-maman qui ne valent pourtant rien comme modèle de couple. Le propos du film, chute inévitable mais pas indigne en plein conformisme électro-pop, c’est à peu près ça.

Au lieu de quoi, on a une recomposition lourdement fidèle, dédouanée de toute fausseté par la consultante. On voit les efforts surjoués du tyran pour greffer des couilles à ses nymphettes. On les voit dans une vieille caravane se faire insulter, maltraiter ; déguisées en putes, transformées en poupées sexuelles, courant dans les bois, les drugstores, les chiottes, la blonde dépressive au bord de tout, la brune décidée en gardienne du temple rock. Elles boivent et sniffent, bien sûr. On en voit une qui pisse sur des guitares dans un studio, on voit sa jumelle qui se branle avec un pommeau de douche – on ne la voit pas vraiment derrière le rideau. Une portière s’ouvre, un corps s’effondre, ivre-mort : c’est le père de Cherie, la chanteuse. Il y a vraiment de quoi fuir à Lesbos…

Sex, drugs & rock’n’roll : tout y est. Mieux que les dance-floor et les bitures express d’aujourd’hui. Elégance démolie de naguère. Le côté sauvage de l’affaire. On aimerait y re-croire. Rien n’y est : c’est épais, clinquant, convenu, brillant de clichés. C’est du contreplaqué mythologique. A part sur Cherry Bomb, on ne les voit pas au travail, entre elles, occupées à créer la putain de forme du rock extrême féminin. Et c’est très dommage car la piste son est bonne. Heavy cependant. Ce n’est que du hard rock à tétons.

Quand on voit un tel film, on comprend pourquoi les amateurs de musique savante se rient éternellement des rockeurs incendiaires. Alors on se dit que, peut être, ce n’est pas seulement le film, mais le rock tout entier qu’il faudrait jeter. Que ce n’était pas la peine de faire autant de bruit pour rien. Mais là, on se laisse aller, on perd l’essentiel : la défense, l’amour vrai de cette odieuse musique de la seconde moitié du XXème siècle.

D’ailleurs, il suffit d’aller sur YouTube pour retrouver la vraie Cherie de 77. C’est une méchante vidéo japonaise usée. Ce n’est pas rien. Au milieu de la scène se trouve une blonde hardie et fière qui occupe les rêves du troisième sexe avec son corps, qui maîtrise l’animalité comme Iggy Pop. Tchch, tchch, tchch… Si jeune… On reste confondu par tant d’assurance.

Ce qui est vulgaire, ce n’est pas le rock, c’est le poids de sa représentation par des gens qui s’appliquent à forcer ses effets. C’est habiller des individus avec certaines manières importées d’un genre où se lit, acteurs innocents, producteurs malins et acheteurs confondus, une très vieille fascination pour le déclin. C’est l’application des faiseurs à nous présenter vulgairement cette attirance sombre et pure comme la geste unique rock’n’rollienne.

Il y aurait à dire sur les rock stars qui ne sont pas mortes et qui vivent encore, artistiquement.

De bons films sur le rock, il y en a. Voyez Control sur la vie et la mort de Ian Curtis (1956-1980), le chanteur de Joy Division. C’est passé sur Arte, en août 2012. Ce pourrait être une variation complaisante sur le rock épileptique et la table à langer. C’est l’engagement coupable et la sortie trop rapide d’un jeune homme qui touche les limites de son art. Et le manager est cyniquement correct. Et le noir et blanc est chaleureux. Et l’acteur qui joue Curtis est exténuant de vérité.

Crom21



mardi 3 mars 2015

Le singe de février


Le singe de février est une guenon mâle. Elle s'appelle Fanny et ce n'est pas qu'une imitatrice. Elle s'accorde la faculté de juger, de s'insurger, de critiquer les goûts et les couleurs, l'intolérance, l'obscurantisme, le manque de naturel et les artifices. Elle a son blog, comme tout le monde, et tout à sa disposition sur YouTube. Dans sa vie, elle peut être journaliste et mère de famille mais aussi écrivaine, metteuse en scène, artiste. En tant que femme, elle choisit la durassique Marguerite contre la Pompadour et trouve ennuyeux Philippe Sollers, « mal à l'aise avec la liberté nouvelle des femmes ». En tant qu'homme – car il y a des Fanny-hommes – il n'a jamais le temps, saute de branche en branche, aime étaler ses fausses connaissances singeant, au hasard, Philippe Sollers, tout en espérant sa mort (littéraire).

Il s'agit bien entendu du nouveau roman de Philippe Sollers, L'Ecole du Mystère, paru chez Gallimard le 29 janvier dernier, au risque de ses obsessions.

Le problème des Fanny, nouvel archétype mâle ou femelle (où sont les Raymond et Ginette de naguère ?), c'est leur monde : la promiscuité, le conformisme, le bavardage, la modernité à tout prix. En plus, ils ou elles enseignent, pianotent, mais ne lisent pas. Et le sexe, c'est bien pire : d'une amorale pauvreté...

Contre le bruit et la bouillie incarnés par les Fanny – on ne dira pas la bêtise – il y a les Manon, « petites salopes sublimes », forcément moins nombreuses. Celles-là connaissent le vrai qui « éclate dans la splendeur du beau », les jeux enfantins brefs et frustres, grognements de truie, giclées de chien, mais aussi les spasmes secs, les scènes très contradictoires. Manon peut incarner tous les rôles imaginaires. Elle change de voix quand elle veut, toujours menteuse, parfois « amoureuse », capable de dire des horreurs mais en complice des hommes. C'est une Muse, une vraie soeur ou une tante : un corps-soeur. Elle sent bon le gazon, Manon, et elle sait dire oui, s'y rouler, dans la joie du ciel. Elle connaît la peinture et la Nature, elle a l'intelligence de l'insouciance, c'est sa suprême délicatesse. Mais par-dessus tout elle sait se taire, elle aime le secret. La discrétion, c'est elle. Elle est à l'Ecole du Mystère.

L'Ecole du Mystère n'est pas celle de la sainte république laïque. « Elle n'a rien de socialement nécessaire et il serait impossible de décrire son programme ». C'est la Nature. Et pourtant c'est la messe que Sollers veut célébrer, et d'abord la transsubstantiation, le grand mystère de la Foi. Mécréant cependant. Et ça tient debout. Ça scintille en lui. Le ciboire du prêtre, le mouchoir taché de sang de Louis Armstrong, le bleu du ciel, le rugby, les oiseaux, les bois, les jardins.... Garder son enfance au bout des doigts. On y croit. Là-dessus, on ne dévoilera rien car c'est un mystère.

Mais on peut lire ce livre lisible, chargé de mémoire vive, de fantasmes sexuels et tout à fait gracieux – et pas comme les Fanny qui se réveillent d'une imposture fabriquée par eux-mêmes sur le cas Sollers. Aussi vrai que Clint Eastwood tourne encore des films, voilà un écrivain de 78 ans qui continue à fumer, à lire et à écrire un livre par an. Il est actif. Il parle aux grands morts, c'est sa passion : Lucrèce, Spinoza, Pascal, Baudelaire, Heidegger (qualifié de penseur de premier ordre) et soudain, Louis XIV... Les acteurs n'ont pas d'âge. Ils entrent et sortent des saynètes, comme des fugueurs. Manon est d'accord, « elle est dans  la nervure des choses ». C'est du Sollers.

Sauf que cette fois il les égratigne un peu, ses chers disparus, même Céline et Proust, compagnons de toujours. Car au-dessus de tous, il y a le déferlement du printemps et la joie du ciel. Ici, Sollers donne vraiment l'impression d'être téléguidé par l'Infini. On se dit qu'il finira forcément mais on n'y croit pas. On ne lui voit pas de successeur. D'ailleurs, il n'y a pas de Manon-homme.

Crom21




vendredi 20 février 2015

Le maître est l'autre nom du professeur de philo


J'étais assis une fois de plus dans le métro aérien ligne 6, lisant par bribes des aphorismes de Nietzsche, quand derrière moi un faible accordéon vint souffler un air populaire guilleret que je ne sus identifier. Il faisait beau dehors, le bleu de 13 heures promettait plus d'enthousiasme que la veille. Les étudiants croquaient leurs sandwichs dans ce février froid, avec des bonnets de couleur sur la tête. Me sont revenues quelques phrases élogieuses de cette amie en philo sur son professeur tellement charismatique. Ses yeux déjà très clairs demandaient à être éblouis, à admirer une maturité accomplie, faite de grands textes et de petits riens. A cet instant du métro où l'accordéon jouait, à cette même heure, pourquoi pas assise devant moi, elle aurait trouvé poétiques les sonorités folklo-kitsch de l'instrument se mêlant au cours du professeur qui résonnait encore dans sa tête. C'eût été un espoir de vibrations à l'ancienne dans le Paris du milieu du XXème siècle, bonnet ou béret sur la tête, manteau grosse laine, cultivant quelque innocence sur le trajet qui mène chaque matin du studio bordélique à l'amphi austère dominé par son orateur. Il aurait pu être là lui aussi, dans ce métro, tenant la barre graissée par les mains du peuple, avec son chapeau et son sobre trench, et rattrapant par sa pensée adroite toute la raideur de son corps.

Le dernier prof de philo que j'ai approché avait des pellicules visibles à trois mètres, et bien sûr les cheveux en bataille, de grosses chaussures, un jean trop court... et j'aimerais ne pas écrire « bien sûr » pour démentir le prototype de l'intellectuel négligé. J'aurais aimé que l'étudiante arrête à temps l'éloge de ce professeur, et m'épargne l'étalage de son désir de soumission. Je me souviens de cette jolie et inquiétante formule de BHL, « Le maître est l'autre nom du monde », titre du deuxième chapitre de La Barbarie à visage humain, essai controversé paru en 1977. Elle se retient facilement puisqu'elle est lyrique et musicale. Elle me revient dans les moments où j'y pense le moins, quand je fais la cuisine par exemple. C'est une idée intéressante, je trouve, de penser que le maître est un « idéal du moi » dont le centre est partout et la circonférence nulle part. En reprenant le concept de Freud pour penser le Pouvoir, BHL m'a plongé dans la psychanalyse. Il y a des correspondances secrètes... Mais non, comme prévu et maintes fois observé, dès que ces initiales furent prononcées, la belle s'est récriée, à la suite des détracteurs de 77 et des contempteurs des trois dernières décennies : « Il est inauthentique ce mec, c'est un philosophe ça ? ».

Certainement, dans la tête d'une vieille étudiante, un accordéon essoufflé – une fausse note venait de retentir - s'accorde mieux avec l'image d'un professeur débraillé. Et certainement, à l'université, les phrases tortueuses et grises ont un meilleur effet philosophique. Les jolies formules ne peuvent qu'être vides, publicitaires, surtout de la part d'un penseur en col immaculé, jadis philocosméticien et resté bel homme. Au-delà du style, le décor diffère aussi. Celui d'un BHL au Café de Flore – très démodé de nos jours - qu'il privatise aux grandes occasions pour inviter ses amis de marque, stars du cinéma, de la politique et de la finance, nous éloigne de l'université populaire de Caen où sévit Michel Onfray. Le métropolitain ombreux sied mieux au professeur des universités qui, mis à part ses pensées profondes, n'a rien d'intouchable. Il peut même certains soirs se laisser inviter dans les chambres exiguës d'étudiantes privilégiées, pour mieux transmettre... Alors, philosophant dans le boudoir, maître des draps, son charisme prend corps, et il est moins banal de faire son éloge.

RM