Le
dernier film de Xavier Dolan, Juste
la fin du monde,
déclenche les passions. Pour ou contre, pour et
contre. C'est
intéressant... D'autant que son auteur, adaptateur de la pièce
éponyme de Jean-Luc Lagarce, se fait régulièrement traiter de
« jeune prodige du cinéma québécois ». D'autant que,
sans être Québécois, j'ai le même âge que lui. L'âge de
m'intéresser à la famille d'où je viens pour fonder la famille où
je vais.
Dans
Mommy, Dolan filmait
déjà les macérations familiales mais ce n'était, pour le
psychotique amoureux de sa mère, que pour mieux rester avec elle,
semant la joie et la tempête. Ici, on retrouve le quasi huis clos de
Mommy avec, cette
fois, le grand casting bankable et intergénérationnel du cinéma
français : Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Nathalie
Baye, Vincent Cassel. On retrouve aussi un des thèmes chers à
Dolan, ce hard sweet home
où s'exprime toute la palette des passions. Eclatent les colères
quand les humeurs distorsionnent, dansent en cuisine les communions
joyeuses sur quelque tube mainstream.... Une certaine gêne peut
naître de ces scènes débraillées et monter au cœur du spectateur
qui a toujours gardé ses proches à distance physique respectable,
en embrassant seulement au moment de dire bonjour.
Je
suis pourtant un spectateur comme tout le monde. Il m'arrive de vivre
des joies simples dans la cuisine et des engueulades en voiture, pas
toujours bien centrées, parfois très au large des sujets qui
unissent ou divisent. Il y a des « choses » qu'on ne dit
pas en famille, ou plutôt des « causes » qu'on ne veut
pas entendre ni traiter. Des rôles aussi, bien établis ceux-là,
des préférences, des favoris, des pouvoirs... Et malheur à celui
qui fait bouger les lignes ! Mais que se passe-t-il quand le
fils prodige revient au pays pour annoncer sa propre mort ?
C'est le sujet du film, du moins son point de départ.
Louis,
un écrivain de 34 ans (un peu vieux pour le visage d'Ulliel),
revient dans sa famille pour rompre définitivement avec elle. Il est
filmé assis dans un avion ; on entend sa voix off, sombre et
paresseuse, qui soliloque sur sa « terrible » décision :
retourner chez les siens après une longue absence - coupe
progressive de tout fond sonore pour ne laisser que la voix... On
entend ensuite que le but de sa visite est d'annoncer sa mort
prochaine ; on fait le lien avec la voix caverneuse mais on ne
comprend pas la cause du décès. Il règne ici une gravité un peu
téléphonée. On est forcé d'entrer dans la tête de ce jeune homme
résigné (ou suicidaire ?) qui a choisi de révéler son mal (ou
projet) à ses proches, bien trop heureux de l'accueillir. Mais il y
a Antoine, le grand frère (Vincent Cassel), qui perturbe la joie des
retrouvailles...
On
devine Antoine jaloux, agacé par l'attention portée à son frère
cadet. La situation énerve aussi le spectateur qui, ne sachant rien
de lui ni de ses œuvres miraculeuses, attend des signes tangibles de
l'existence du messie. Or, le personnage de Louis est engoncé dans
un stoïcisme ombrageux ; son aura approximative se réduit à
quelques tics de bouche et au plissement presque imperceptible des
yeux (durant tout le film, il restera dans ce clair-obscur poétique).
Léa Seydoux (Suzanne) joue ce qu'elle aime, une ado qui fume
alanguie dans un canapé rouge. Nathalie Baye a été choisie pour
être la mère aimante - mais pourquoi a-t-elle l'accent québécois
d'Anne Dorval dans Mommy ?
Vincent Cassel sera le grand frère railleur face à la fenêtre et
Marion Cotillard, sa femme, ne sachant où se mettre, balbutiera trop
ostensiblement. Le tout est assez confus, on demeure circonspect,
dans un état instable... proche de l'ennui, pas si loin des sketchs
des séries TV, genre Parents mode d'emploi.
On dira cependant que Dolan sait filmer les joies simples, les
communiquer, et parvient à gommer les pudeurs les plus tenaces.
Si
le sujet du film se dérobe, il faut sans doute creuser la manière
Dolan de filmer l'incommunicabilité. Il ne filme pas, comme Kechiche
dans La vie d'Adèle,
le mutisme navrant des parents d'Adèle déglutissant leurs pâtes
devant sa copine artiste et instruite. Sans verser dans l'opposition
facile entre le raffiné et l'inculte, il nous montre au ras du
quotidien, avec la plus grande cruauté, l'impossible conciliation de
deux formes d'intelligence : celle du grand frère qui tantôt
se tait, tantôt pratique l'humour paysan ; celle du fils préféré,
littéraire et tragique. Les meilleures scènes sont celles de cette
confrontation plus ou moins directe entre deux structures d'esprit
incompatibles. Il est dangereusement hilarant de voir la réaction
épidermique de l'aîné aux détails « proustiens » du
cadet qui tente de créer la complicité. En voiture, sous un ciel
bleu limpide : « T'es en train de me noyer gentiment là,
laisse-moi tranquille, commence pas avec tes conneries, tu me parles
du buffet, de l'aéroport, du fait que tu as pensé à moi devant ton
chocolat chaud... » A table, au moment du dessert :
« Quoi ? tu veux revenir dans l'ancienne maison, juste
comme ça, pour voir si le vent n'aurait pas dévié la toiture ou je
ne sais trop quoi, (...) c'est comme vouloir aller à Auschwitz et se
branler sur le sang des Juifs ! »
Le
film va mieux, même si le rire qu'il déclenche est amoral. Mais
alors qu'on pense atteindre l'indicible, on songe au flash-back où
le frère poète vit sa première nuit d'amour avec un mignon... Ici
se profile la figure de l'artiste talentueux et sensible, opprimé par
le grand frère homophobe. Quelle est-elle donc cette matière, cette
« cause » à défendre ? Si nous quittons les
visions du monde entrelacées pour la défense de la cause gay, c'est
réducteur. La fin de la virée en voiture semble confirmer que
c'était bien l'intention du cinéaste : montrer la peine de l'ancien
amant quand son frère brutal lui annonce, avec un certain dégoût,
que le mignon en question vient de succomber d'un cancer... Plus
tard, j'apprends que Lagarce était atteint du sida quand il a écrit
sa pièce : serait-ce cette mort prochaine que Louis retient
dans sa bouche jusqu'au bout ?
A
la fin, sous le prétexte d'un rendez-vous, Louis annonce à sa
famille qu'il doit définitivement la quitter. Antoine offre aussitôt
ses services pour raccompagner son jeune ingrat de frère à
l'aéroport. Mais le choc de l'annonce et la volonté d'abréger la
situation tournent à la scène cathartique : des reproches, des
cris, le grand qui se met à pleurer d'être toujours déconsidéré
et la violence contenue dans ses poings... Ce torrent d'impuissance
dans le soleil de la porte d'entrée est d'une sauvage beauté.
Quelle
fin du monde ? Louis n'a rien dit du mal qui le ronge. Il semble
bien-portant. Son génie est axiomatique, jamais questionné ;
l'idée de sa mort est d'un tragique emprunté. On s'interroge
toujours sur les raisons de son retour et de son départ. Des causes
de cette rupture, nous n'avons que des bribes d'indices qui agacent
et vulgarisent les plus belles complexités. Le problème, c'est que
le « Famille, je vous hais » de Gide - crise
d'adolescence tardive pour un trentenaire – est trop maigre pour
justifier la fin du monde. C'est seulement sa fin à lui. Et encore,
on n'en sait rien.
Au
total, il ne s'est à peu près rien passé. Le « dit »
du film est séduisant – comment ça frotte les incompatibilités
entre les proches - mais le contexte n'est pas explicite et les
ressorts en sont absents. Quitte à faire l'autruche, on s'en tiendra
à ce qu'a montré Dolan : les haines et les complicités
profondes devant cette faculté d'utiliser ou non la fonction
poétique du langage.
RM