lundi 31 octobre 2016

Famille, je vous quitte


Le dernier film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde, déclenche les passions. Pour ou contre, pour et contre. C'est intéressant... D'autant que son auteur, adaptateur de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, se fait régulièrement traiter de « jeune prodige du cinéma québécois ». D'autant que, sans être Québécois, j'ai le même âge que lui. L'âge de m'intéresser à la famille d'où je viens pour fonder la famille où je vais.

Dans Mommy, Dolan filmait déjà les macérations familiales mais ce n'était, pour le psychotique amoureux de sa mère, que pour mieux rester avec elle, semant la joie et la tempête. Ici, on retrouve le quasi huis clos de Mommy avec, cette fois, le grand casting bankable et intergénérationnel du cinéma français : Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Nathalie Baye, Vincent Cassel. On retrouve aussi un des thèmes chers à Dolan, ce hard sweet home où s'exprime toute la palette des passions. Eclatent les colères quand les humeurs distorsionnent, dansent en cuisine les communions joyeuses sur quelque tube mainstream.... Une certaine gêne peut naître de ces scènes débraillées et monter au cœur du spectateur qui a toujours gardé ses proches à distance physique respectable, en embrassant seulement au moment de dire bonjour.

Je suis pourtant un spectateur comme tout le monde. Il m'arrive de vivre des joies simples dans la cuisine et des engueulades en voiture, pas toujours bien centrées, parfois très au large des sujets qui unissent ou divisent. Il y a des « choses » qu'on ne dit pas en famille, ou plutôt des « causes » qu'on ne veut pas entendre ni traiter. Des rôles aussi, bien établis ceux-là, des préférences, des favoris, des pouvoirs... Et malheur à celui qui fait bouger les lignes ! Mais que se passe-t-il quand le fils prodige revient au pays pour annoncer sa propre mort ? C'est le sujet du film, du moins son point de départ.

Louis, un écrivain de 34 ans (un peu vieux pour le visage d'Ulliel), revient dans sa famille pour rompre définitivement avec elle. Il est filmé assis dans un avion ; on entend sa voix off, sombre et paresseuse, qui soliloque sur sa « terrible » décision : retourner chez les siens après une longue absence - coupe progressive de tout fond sonore pour ne laisser que la voix... On entend ensuite que le but de sa visite est d'annoncer sa mort prochaine ; on fait le lien avec la voix caverneuse mais on ne comprend pas la cause du décès. Il règne ici une gravité un peu téléphonée. On est forcé d'entrer dans la tête de ce jeune homme résigné (ou suicidaire ?) qui a choisi de révéler son mal (ou projet) à ses proches, bien trop heureux de l'accueillir. Mais il y a Antoine, le grand frère (Vincent Cassel), qui perturbe la joie des retrouvailles...

On devine Antoine jaloux, agacé par l'attention portée à son frère cadet. La situation énerve aussi le spectateur qui, ne sachant rien de lui ni de ses œuvres miraculeuses, attend des signes tangibles de l'existence du messie. Or, le personnage de Louis est engoncé dans un stoïcisme ombrageux ; son aura approximative se réduit à quelques tics de bouche et au plissement presque imperceptible des yeux (durant tout le film, il restera dans ce clair-obscur poétique). Léa Seydoux (Suzanne) joue ce qu'elle aime, une ado qui fume alanguie dans un canapé rouge. Nathalie Baye a été choisie pour être la mère aimante - mais pourquoi a-t-elle l'accent québécois d'Anne Dorval dans Mommy ?  Vincent Cassel sera le grand frère railleur face à la fenêtre et Marion Cotillard, sa femme, ne sachant où se mettre, balbutiera trop ostensiblement. Le tout est assez confus, on demeure circonspect, dans un état instable... proche de l'ennui, pas si loin des sketchs des séries TV, genre Parents mode d'emploi. On dira cependant que Dolan sait filmer les joies simples, les communiquer, et parvient à gommer les pudeurs les plus tenaces.

Si le sujet du film se dérobe, il faut sans doute creuser la manière Dolan de filmer l'incommunicabilité. Il ne filme pas, comme Kechiche dans La vie d'Adèle, le mutisme navrant des parents d'Adèle déglutissant leurs pâtes devant sa copine artiste et instruite. Sans verser dans l'opposition facile entre le raffiné et l'inculte, il nous montre au ras du quotidien, avec la plus grande cruauté, l'impossible conciliation de deux formes d'intelligence : celle du grand frère qui tantôt se tait, tantôt pratique l'humour paysan ; celle du fils préféré, littéraire et tragique. Les meilleures scènes sont celles de cette confrontation plus ou moins directe entre deux structures d'esprit incompatibles. Il est dangereusement hilarant de voir la réaction épidermique de l'aîné aux détails « proustiens » du cadet qui tente de créer la complicité. En voiture, sous un ciel bleu limpide : « T'es en train de me noyer gentiment là, laisse-moi tranquille, commence pas avec tes conneries, tu me parles du buffet, de l'aéroport, du fait que tu as pensé à moi devant ton chocolat chaud... » A table, au moment du dessert : « Quoi ? tu veux revenir dans l'ancienne maison, juste comme ça, pour voir si le vent n'aurait pas dévié la toiture ou je ne sais trop quoi, (...) c'est comme vouloir aller à Auschwitz et se branler sur le sang des Juifs ! »

Le film va mieux, même si le rire qu'il déclenche est amoral. Mais alors qu'on pense atteindre l'indicible, on songe au flash-back où le frère poète vit sa première nuit d'amour avec un mignon... Ici se profile la figure de l'artiste talentueux et sensible, opprimé par le grand frère homophobe. Quelle est-elle donc cette matière, cette « cause » à défendre ? Si nous quittons les visions du monde entrelacées pour la défense de la cause gay, c'est réducteur. La fin de la virée en voiture semble confirmer que c'était bien l'intention du cinéaste : montrer la peine de l'ancien amant quand son frère brutal lui annonce, avec un certain dégoût, que le mignon en question vient de succomber d'un cancer... Plus tard, j'apprends que Lagarce était atteint du sida quand il a écrit sa pièce : serait-ce cette mort prochaine que Louis retient dans sa bouche jusqu'au bout ?

A la fin, sous le prétexte d'un rendez-vous, Louis annonce à sa famille qu'il doit définitivement la quitter. Antoine offre aussitôt ses services pour raccompagner son jeune ingrat de frère à l'aéroport. Mais le choc de l'annonce et la volonté d'abréger la situation tournent à la scène cathartique : des reproches, des cris, le grand qui se met à pleurer d'être toujours déconsidéré et la violence contenue dans ses poings... Ce torrent d'impuissance dans le soleil de la porte d'entrée est d'une sauvage beauté.

Quelle fin du monde ? Louis n'a rien dit du mal qui le ronge. Il semble bien-portant. Son génie est axiomatique, jamais questionné ; l'idée de sa mort est d'un tragique emprunté. On s'interroge toujours sur les raisons de son retour et de son départ. Des causes de cette rupture, nous n'avons que des bribes d'indices qui agacent et vulgarisent les plus belles complexités. Le problème, c'est que le « Famille, je vous hais » de Gide - crise d'adolescence tardive pour un trentenaire – est trop maigre pour justifier la fin du monde. C'est seulement sa fin à lui. Et encore, on n'en sait rien.

Au total, il ne s'est à peu près rien passé. Le « dit » du film est séduisant – comment ça frotte les incompatibilités entre les proches - mais le contexte n'est pas explicite et les ressorts en sont absents. Quitte à faire l'autruche, on s'en tiendra à ce qu'a montré Dolan : les haines et les complicités profondes devant cette faculté d'utiliser ou non la fonction poétique du langage.


RM