Il
y avait peut-être un million de personnes sur les Champs-Elysées,
ce samedi 9 décembre 2017, pour exprimer le blues et se
convaincre de l’immortalité de l’idole, du frère, de l’ami.
Macron, Labro et Rondeau ont pu se relayer pour évoquer
« cette force qui va », allant jusqu’à citer
Nietzsche, nous convaincant d’une France rassemblée, trois
générations confondues, autour de son héros disparu. Il faut
cependant rappeler que, dans sa trentaine, Johnny était clivant.
J’en témoigne, moi qui l’aimais.
Aux
chiottes, Johnny !
Je
viens d’un lycée de province à arcades où il était chic, vers
72, de préférer les chanteurs français « engagés »,
même vieillissants, à Johnny Hallyday. Certains écoutaient
du rock, mais plutôt Hendrix et Led Zeppelin, ou alors du
« progressif », fondu dans la pop mondialisée qui allait
des Beatles à Pink Floyd, en passant par Ange, Yes et
Genesis... Les lycéennes envapées avaient leur chanteur viril,
excessif et obscène, poète de surcroît : il s'appelait Jim
Morrison. Elvis était passable, à la limite, pour rire de
l’Antiquité et relancer les danseurs dans les booms planantes, si
peu dansantes, de ces années-là. Mais tout sauf Johnny :
copieur, bas du front, démodé, ringard, « de droite »
et je ne sais plus quels adjectifs dénonçant la variabilité et
surtout la « variété » du bonhomme.
Moi,
je sortais du collège et chérissais encore les années 60,
c’est-à-dire ma propre enfance, l’extravagante pureté du rock
originel dont Johnny était la VF, la bande son et, pour certains,
l’imposture. Je ne pouvais pas dire du mal de celui qui incarnait à
lui seul, sur mon électrophone, cette nostalgie précoce :
Souvenirs, souvenirs...
Passer
à autre chose
Je
sentais pourtant l’exigence de passer à autre chose, « être
de son époque », avoir une chaîne hifi et plonger enfin dans
le grand bouillon « pop » qui définissait d’autres
critères, d’autres valeurs, d’autres clans. J’étais assez
crispé. Il me fallait un point de passage, un trait d’union qui
n’insultait pas la nostalgie bienheureuse où je me terrais encore
à 15 ans.
Quand
un ami m’a fait écouter Johnny
at the Palais des Sports 71
en léger différé, je me suis mis à regretter une époque plus
proche, avec trop de cuivres certes, mais aussi des guitares tueuses,
des choristes sexy, Polnareff au piano et la bête hurlante au
milieu, cheveux longs, rouflaquettes, dans une tenue de jean
constellée... Et quand sort l’album Insolitudes,
en avril 73, celui où il y a « La musique que j’aime »
et « Le Feu », il me semble que j’ai trouvé le point
de départ de ma conversion. Enregistré avec la crème des musiciens
anglais, ce disque est grand, international. Belle pochette.
L’artiste est mince – trop de carottes râpées ? - et il
n’a pas les cheveux teintés. A l’intérieur, des guitares
rougeoyantes et des plages calmes que la voix fait monter aux
cieux. Avec ce Johnny-là comme argument, j’étais prêt à
rejoindre mes petits camarades qui ne juraient que par Led Zep,
Status Quo, Alice Cooper...
Hélas,
je me heurtais au même mur : Johnny était jauni par la décennie
précédente, définitivement has-been. Pire : ignoré.
Insolitudes
? Nous étions deux à connaître l’album sous les arcades.
A
force de chercher
A
force de chercher, j’ai fini par trouver une voiture pour aller
voir Johnny sur scène. C’était un an plus tard, en décembre 74,
à Sens... Premier concert de ma vie. Avant le spectacle, un grand
frère de copine, guitariste informé, m’en racontait des tonnes
sur l’archer de Jimmy Page, tout en m’assurant que Johnny H.
avait les meilleurs musiciens de l’hexagone. Quand l’idole parut
dans cette improbable salle des fêtes, il amorçait un premier
retour au rock "pur" en veste de lumière avec dix kilos de trop,
son nom incrusté dans le manche de sa guitare, un jeu de scène
réduit et un son de quincaillerie épouvantable. Grosse déception.
J’avais surmonté ma période early sixties, je ne voulais pas de
ce Johnny-là...
Il
faut dire qu’entre-temps, j’avais découvert les Stones : tous
leurs disques, toutes les époques, toutes les tournées, avec une
nette préférence pour le Forest national de Bruxelles du 17 octobre
1973. J’avais obtenu un petit respect condescendant dans mon lycée
: va pour les Stones, à condition d’aimer les veilles putes
maquillées...
Deux
ans plus tard, je suis en fac à Dijon et je me déplace à la
capitale pour voir ces vieilles putes « aux Abattoirs ».
Dans la file d’attente du Pavillon de Paris, sous le soleil ardent
de ce 6 juin 76, les fans transpirent. Ils transpirent la peur de ne
pas retrouver les Stones d’avant, ils conjecturent sur leur nouveau
guitariste mais surtout sur l’âge des Pierres : 33 ans pour celui
du capitaine... Exactement l’âge de Johnny. Dépêchons-nous !
De
tout cela, je retiens deux choses : que Johnny n’avait pas les
faveurs de la jeunesse néo-gauchiste des années 70 ; qu’il était
alors inconcevable de faire du rock à 30 ans.
Fils
du blues
Ça
fait pourtant un certain temps que j'habite cette époque de Johnny,
« intermédiaire » au point de se faire oublier dans les
colonnes de Libération pour l'hommage obligatoire. Je veux
parler de la période qui s'ouvre en 69 avec « Rivière...
ouvre ton lit » et s'achève justement en 73, après le ruineux
mais fumant Johnny Circus.
Comment
ne pas entendre que c'est sa meilleure époque ? Les musiciens sont
là : Micky Jones et Jean-Pierre « Rolling » Azoulay
aux guitares, sous la direction de Tommy Brown (batteur). Les auteurs
sont là : Gilles Thibaut, Long Chris, Philippe Labro, Michel
Mallory. Ils ont trouvé les mots qui font rugir la bête. Né dans
la rue, fils de personne, ongles de diamant, scarabée mort autour du
cou, besoin de personne mais blessé par l'amûr qui reste la source
où il faut boire, essayer « encore une fois », dans ce
grand pays qui n'en finit pas : la solitude. La musique est
partout, riffs stoniens, solos incandescents, rien que du blues
brutal et déjanté. Lui devant, sauvage beauté, dieu primitif. Et
tout cela tient debout. Il y a bien quelques slows lyriques (« Que
je t'aime », « Comme un corbeau blanc ») des
ballades country (« La fille aux cheveux clairs » ) mais
ce n'est pas de la variété, juste des bleus à l'âme. Ce n'est pas
de la démarque ni du revival, c'est un genre qui se fait et se
déploie en même temps que le hard rock anglo-saxon .
Entre
violon et violence
Juste
après, ce fils du blues va commencer à regretter le bon vieux temps
du rock'n'roll et alterner, pour la peine que ça lui fait, le rétro
et la variété, le sobre et le lourdingue, Shakespeare et la grande
cavalerie, les costumes bourgeois et les tatouages de biker. Grosses
guitares, grand orchestre, immenses stades... Entre violon et
violence. A l'infini. J'aime moins sa musique. Il m'agace, il
m'énerve depuis vingt ans avec sa barbe de Méphisto et ses lèvres
refaites comme deux knacks de restoroute (Mick Jagger s'est-il fait
refaire la bouche ? Non !), mais je l'aime encore, je ne sais
pas pourquoi. L'éternel défi...
Je
l’ai revu deux fois en concert, sur le temps long. A Bercy, en 87,
habillé par Marithé et François Girbaud, au terme de sa période
intello-familiale émaciée, il donnait l’impression de jouer
vraiment de la guitare électrique dans « Pendue à mon
cou » (au moins l’intro). Au Zénith de Dijon, en
octobre 2015, il avait un torse trop épais et des jambes de fourmi
mais sa voix, soutenue par la troupe, montait encore au ciel, son
harmoniciste faisait des prodiges et le son était clair, presque
miraculeux avec tant de monde sur scène. Très bon ticket offert par
mon frère... Ma sœur aussi s'en souvient. C’était hier.
Johnny
Forever
Hommage
puissant et populaire, ce 9 décembre. Vrai de vrai et pas
seulement bien « organisé ». Comparable à celui rendu à
De Gaulle et à Victor Hugo. Pourquoi tant de ferveur ? La
France a changé, je crois. La gauche et la droite, le rock et la
variété, les intellectuels et les ouvriers, les vieux et les
jeunes : les frontières sont devenues poreuses
au fil du temps. D’autres genres sont apparus, la jeunesse des
banlieues s’est détournée, mais Johnny est resté. Un
millier de chansons dit-on. Quelques-unes sont de lui, une centaine
quand même, mais souvent des « collaborations » et très
peu de paroles. Il était juste vachement timide, Johnny.
Cette
timidité ancienne - qu'il revendiquait – est le cœur même du
réacteur. Il s'exprimait peu, parfois à côté de la plaque,
rejoignant en cela le peuple de France qui n'avait pas les mots, qui
lui déléguait ses rêves et ses souffrances muettes. Pour eux, pour
trois générations de fans, il n'était que fureur blonde et
tendresse cachée sous ses nombreux déguisements. Mais Godard,
Sagan, Chirac et Sarkozy, des actrices (pas que des mannequins) s'en
sont mêlés... Renaissances en série. Il n'a pas pris la grosse
tête pour autant. On se moquait bien de savoir qui écrivait ses
textes, on disait : « la nouvelle chanson de Johnny ».
Sa voix, son corps ne mentaient pas...
Il
n'y a pas eu de miracle avec les excès, les passions, les erreurs,
la disponibilité aussi, de cette jeunesse qu'il a reconduite
durant toute sa vie. Son corps enfumé, malmené, a fini par lâcher.
Il est mort assez laid, dévasté par la maladie. J'en ai pleuré,
comme des millions de gens, soudain assailli d'images et de souvenirs
personnels, et pourtant une petite voix timide et calme, humble rosée
du matin, me disait : c'est impossible... Mystère de
l'Incarnation.
Crom21