Serge
July a sorti fin janvier son Dictionnaire amoureux du journalisme
et il s'en va partout prédisant que l'avenir du
journalisme, « métier de merde pour le public », c'est
l'information contre la communication, la vérification contre la
défiance généralisée. Ce métier qu'il aime tant, comme jadis la
Révolution, il ne le voit pas disparaître dans la révolution
numérique, mais au contraire renaître dans les réseaux :
«Plus
il y a d'Internet, plus il faut vérifier et plus il y aura besoin de
journalistes.» Optimiste,
July.
Et
il s'en va partout dire la bonne nouvelle, de sa voix nasale et
distanciée, même en province où il a fallu un article dans une
gazette gratuite pour que je découvre, seulement en avril,
l'existence de cette somme (plus de 900 pages, 141 entrées). Je
devrais mieux lire, entendre et voir. Donc : singe en hiver
plutôt que d'avril, avec les excuses du blogueur.
La
question n'est pas celle des dates. Mon scrupule, c'est le singe.
Admirateur de la presse américaine (libre et indépendante par
définition), Serge July a probablement voulu imiter le Washington
Post quand il a lancé, en 1981, la deuxième formule de
Libération : facts are facts, pas de confusion,
pas d'opinion, pas de littérature... Il a probablement singé
l'esprit d'entreprise, important la pub et la finance dans un journal
né maoïste, s'est vu en Citizen Kane au plus fort de Libé, à la
fin des années 80, costume rayé et cigare, quand les tirages
dépassaient cent mille exemplaires... Viré consentant en 2006 du
quotidien qu'il fonda avec Sartre en 73, il répète aujourd'hui
qu'il faut faire de l'information débarrassée de sa « gangue
communicationnelle », du multimédia certes, mais vérifié
dans le flux continu, ce qu'on appelle aux USA le « fact
checking » ou l'analyse
en
temps réel du vrai et du faux, la validation en simultané.
La
vérification comme accomplissement supérieur du métier de
journaliste, lui-même soumis à la seule religion des faits ?
Quel est ce gris de commissariat sur le front du grand singe qui
libéra la presse française de ses veilles opinions, de ses lourdes
accointances, de l'esprit de sérieux et même du vieux rire
satirique ? Nous parlons ici de la dimension culturelle
d'un journal qui fut exactement dans le mouvement du monde jusqu'à
la fin des années 90. Nous parlons des « années Libé ».
Comme
ce blog n'est pas un journal d'information, je vais parler de mes
propres années Libé. Et citer des noms.
Des
gens comme Serge Daney, Bayon, Sorj Chalandon, Gérard Lefort, Robert
Maggiori, Jean
Hatzfeld, Louella
Intérim (!), n'étaient pas des vérificateurs. Non, c'étaient des
écrivains, des artistes, des profs de philo, des intellos, des
cinglés, des homos, des folles, des passeurs, des autretés... Il y
avait les éditos tournants de Marc Kravetz et Gérard Dupuy et, bien
sûr, ceux de July qui essayait toujours de prédire ce qu'allait
faire ou devait faire François Mitterrand, et on aurait dit que le
Président s'échinait à déjouer tous les plans de July. Les plumes
invitées, les petites annonces... La titraille-mitraille, les jeux
de mots... Le rire du faible au fort. On ne comprenait pas toujours
ce qu'ils disaient mais on se sentait intelligent rien qu'à les
lire.
Moi,
je les lisais comme auteurs
d'une impitoyable et souvent hilarante liberté. J'aimais
passionnément le rock mais les rock
critics
français avaient quelque chose d'étroit qui tentait de tout
satelliser dans une posture unique, infantile et totalitaire. Pour
moi, l'incompréhensible Bayon les surplombait tous, Manœuvre et
Eudeline réunis. Libé me permettait d'élargir tous les jours
Rock&Folk.
Et puis, le cinéma : je ne suis pas devenu cinéphile pour
autant mais les articles des ciné-fils se parcouraient
comme
des montagnes d'imaginaire. Ainsi j'étais informé, branché,
nourri, vu de ma province... C'était tellement écrit que ça
remplaçait tous les livres : danger !
On
parlait d'un ton, je voyais plutôt un style. Avoir Libé sous le
bras et du cuir sur les épaules, le déplier au Bar des Sports ou
dans une brasserie Belle Epoque. Savoir que le fameux losange rouge
faisait son effet : les cons sentaient secrètement leur
connerie. Libé était un journal intolérant avec la connerie, un
rempart contre la beauferie internationale. Voilà, c'était une
appartenance, une fierté, un snobisme. Le lire enfin. Le lire
vraiment. Là, nous étions moins nombreux... Le problème, c' était
d'avoir un boulot administratif quelque part en province et de lire
Libé, promesse permanente, festive, parfois grimaçante d'un monde
« mieux ». D'où un certain spleen, une distanciation un
peu morose sur le mythe de la révolution, absolument caduc, qu'il
fallait convertir sinon dégrader en libéralisme libertaire en
adoptant les costumes de bonne coupe de M. Serge.
Non,
le vrai problème, c'était l'idée d'une équipe imbattable,
anti-autoritaire, hiérarchisée par le talent, loin du pot-au-feu
socialiste, la meilleure de toutes, et de confronter cette idée au
fait qu'on ne pouvait pas tous travailler à Libération :
facts are facts...
Au
royaume des singes, July reste un homme. Il va partout disant que le
journalisme est noyé dans la communication. Il a raison. Informer ce
n'est pas communiquer, la communication suppose un autre objet que
l'information elle-même et c'est toujours la soupe d'une marque,
d'une institution, d'une entreprise, d'un parti politique. C'est de
l'idéologie, du marketing, une affaire de milliardaires et de
publicitaires, bref de la domination.
Aujourd'hui,
avec la Toile, on a des milliards d'informations, vraies, pas vraies,
à moitié vraies. Il faut les recouper, les vérifier. L'enquête
immédiate est l'avenir du journalisme. Bon, il va falloir trouver
des vérificateurs en chef et créer un bureau des recoupements dans
chaque rédaction. Mais c'est Brazil (*) qu'il nous propose,
le vieux Serge ! Et le non-dit ? Et le style ? Et
l'aventure ? Laissons plutôt la fin à Gérard Lefort, qui
vient de quitter Libé après trente-cinq ans de service dont quinze
à l'épreuve d'une « déperdition lente », et qui connaît
les multicouches de l'homme :
« Pour July, l’essentiel était que ce soit bien écrit. Il
aimait être porté par l’écriture d’un texte. »
Crom21
(*)
Brazil : film d'anticipation britannique réalisé par Terry
Gilliam, sorti en 1985