lundi 6 avril 2015

Ça balance à Paris : les coulisses du spectateur


J'avais les yeux fouettés par le vent tiède en sortant de la bouche du métro Concorde. Le matin avait mûri, il était 9h30. Je rejoignais Marie dont la peau lactée débordait sur le ciel ; elle avait dû boire son bol de lait à la hâte, son rire me maudissait un peu de s'être levée tôt. Elle avait accepté qu'on assiste ensemble à l'enregistrement de l'émission Ça balance à Paris, que je regarde parfois en différé chez mes parents, le dimanche, devant un gros poulet. Enfin, j'allais connaître la température du plateau, et voir en vrai les chroniqueurs intelligents sur les canapés rouges.

On attendait devant le studio Gabriel, juste derrière les jardins de l'Elysée. Il y avait une quinzaine de personnes silencieuses sur les marches, des jeunes et des moins jeunes, debout sans trop de coquetterie vestimentaire, sobres. Il régnait un gentil silence propice à la rêverie : une petite fenêtre ouverte dans le toit du palais présidentiel... Est-ce que le Président montait là-haut certaines nuits, cherchant le romantisme des mansardes après avoir dîné fastueusement ? L'idée fit tout juste rire Marie. Je me retournai devant le studio blanc, gardé par trois CRS moins armés que ceux dressés aux abords du Crillon.

Julien, le recruteur de public, est venu nous ouvrir les portes du studio. Je l'avais imaginé très jeune homme, cheveux noirs ruisselants de laque, avec un T-shirt moulant flashy tout sourire. Je tombai sur un trentenaire assez sérieux en maillot gris, parlant doucement, rougissant dans ses politesses. Au moment où il fallut nous présenter l'émission, il confia cette tâche au chef de plateau, un technicien cool arrivé au studio comme chez lui, avec un jean coulant et un casque sur les oreilles audible à trois mètres. La main droite sur la hanche, il énonça clairement, en articulant bien comme malgré lui, le principe de l'émission. Son air repu de fêtes et de satisfactions désignait un monde où l'on s'éclate à côté du quotidien gris des bureaux et des mauvais chiffres de l'économie. Il devait penser chaque jour : « La télé, c'est fun et c'est mon job de faire tourner les émissions qui bougent ». Je ne fus pas surpris du rôle, qui avait sa raison : motiver la claque.

S'ensuivirent quelques passages obligés avant de s'installer sur les plots en plastique du plateau : passer au vestiaire, prendre les cartons verts et rouges, vérifier la propreté des toilettes et fixer l'évènement en pissant, à haute voix : « Emission Ça balance à Paris, saison 2015, Paris 8ème arrondissement, présentateur : Eric Naulleau, Paris 8ème, Paris... » Situer temporellement et géographiquement l'instant pour pouvoir le vivre plus sereinement. Ça marche aussi dans les toilettes des cafés, au moment où l'on veut faire une pause dans la drague, en se disant qu'il est temps de conclure avec la fille qu'on a laissée seule en terrasse, conclure par le geste avant que la conversation ne l'épuise.

Une fois installé, le régisseur nous briefe très rapidement sur l'intensité des applaudissements et hourras requis pour le générique de l'émission. Bien entendu, le « J'ai rien entendu ! » est une injonction nécessaire dans la mécanique. Nouvel essai : un, deux, trois... Pas facile de déployer l'haleine du petit déjeuner tout juste rafraîchie par un chewing-gum à la chlorophylle. Quelque chose m'arrêtait de passer si promptement à l'enthousiasme, surtout pour le final attendu  : « Ohhhh ! » après que Naulleau a dit « Ça balance à Paris, c'est fini », puis «Ahhh ! » au moment où il rassurait : « Mais seulement jusqu'à la semaine prochaine !». C'était comme les humeurs changeantes de certaines filles durant le même rendez-vous, ou l'instabilité émotionnelle des enfants. Allons, nous sommes à la télé, c'est le jeu d'être fun, même dans une émission culturelle.

Malgré nos échauffements, la fille devant moi s'écroulait un peu sur l'épaule de sa copine. « T'es fatiguée ma grande ? » lança le chef de plateau. Elle répondit : « Ouais, mets-moi un truc qui donne la pêche ! » Il s'exécuta, en cherchant sur son smartphone le son adéquat, le mit, et esquissa quelques mouvements de danse à la fois souples et retenus. C'était en fait les appareils accrochés à sa ceinture qui faisaient tomber son jean, mais j'imaginais que sans eux, la mise fût la même, car chez les comédiens de la décontraction, il y a toujours quelque chose qui dégouline ou pend un peu. Qui se retrouve aussi dans la démarche, lourde et nonchalante, compétente pourrait-on dire pour ce technicien rodé qui, derrière les caméras, n'a pas besoin d'être élégant.

La régie n'était pas encore prête. Marie m'encouragea à chanter quelque chose pour patienter. Le chef aux aguets m'invita alors à chanter a capella au milieu de la scène : « Allez, c'est le moment ou jamais pour toi !». Il a dû voir l'espoir soudain qui envahit les yeux de l'ambitieux anonyme, avant le gel de l'amour-propre qui commande une part d'incrédulité. J'ai répondu : « Vous avez une guitare ? » Non, c'était sûr, je n'avais jamais vu d'instrument de musique dans cette émission. Façon de me dégager. Le rouge dans mes joues est retombé.

Les deux chroniqueurs sont arrivés un par un pour tester nos exclamations. Jean-François Kervéan, que l'on avait déjà salué quand il sortit de son taxi, s'est présenté d'un pas viril dans un costume rugueux à rayures. Entre le clownesque et le cow-boy, dans de grosses chaussures, il nous a souri, puis a regardé ailleurs, tout en remontant son pantalon. Thomas Hervé s'est approché lui aussi, buffle rieur, posant ses pâles yeux bleus éclatant de curiosité sur la rangée des jeunes (de l'autre, il y avait celle des seniors) : « Comment elle se porte, la belle jeunesse ?». Il n'obtint que nos sourires un peu niais.

Les deux chroniqueuses sont restées en retrait sur leur partie de scène, toutes frétillantes et riant fort. Mazarine Pingeot jouait les gamines : dans son jean moulant, elle reprenait sa gymnastique du matin, s'élançait en arrière pour faire le pont, cambrée, faisant sa marelle comme les filles espiègles en primaire. Une manière d'assouplir la rigueur normalienne, rappeler par le corps l'agilité d'esprit du Père, montrer la libération de la femme, la jeunesse durable, je ne savais trop. Gaël Tchakaloff, en chemise de toile fine et blanche, s'échauffait elle aussi, improvisant une danse de discothèque à partir d'un tube disco-dance qui lui restait en mémoire.

Thomas s'assit sur le canapé et étala ses fiches à côté du dernier Madonna et de quelques livres à commenter. Ses mains tremblaient au-dessus de ses notes. L'énergie devait déborder, son stress cherchait une complicité : il nous chanta un air de Georges Michael. « Vous ne connaissez pas ? Ça vous dit quand même quelque chose, non ? Faut dire qu'à votre âge, j'étais comme vous, je ne pensais qu'aux copains ». Curieuse façon de flatter la jeunesse... La nôtre n'est pas celle de l'insouciante camaraderie, tranquillement rebelle et pleine d'avenir. Les temps actuels nous ont interdit les niaiseries trop chaleureuses et, pour ma part, j'ai toujours fui les prolongations entre amis. Il m'arrive parfois de débarquer dans des tribus aux membres fidèles, partant toujours ensemble en vacances, dormant dans les mêmes draps, et jouant à des jeux de société tout portable fermé : j'y vois toujours des gentillesses dépassées et suspectes. Non, il n'est pas facile de dire «Salut les copains ! » aujourd'hui. Lui même, Thomas Hervé, 46 ans, n'est-il pas né trop tard pour plaider l'insouciance ? Il vient de saluer le talent de Georges Michael, ce chanteur à boucles d'oreille évoquant les gémissements d'un sax dans des intérieurs américains vides, les grands frigidaires, les canapés en cuir où les protagonistes ne peuvent que se dire, comme dans un sketch des Inconnus : «Stephen, pourquoi m'as tu toujours caché que tu avais du sang noir dans les veines ? »

Le chroniqueur en chef apparut dans un beau costume anthracite qui lui redressait les épaules. Le pantalon était resserré en bas, puis cassait comme il le fallait, enfin presque trop court, sur de belles bottines noires. Le tissu noble semblait briller pour nous et les caméras, dans la fraîcheur du présent montré. D'un pas clair, après avoir plaisanté avec la rangée des seniors, il vint nous saluer. Je n'ai pas ressenti ce snobisme de journaliste trop conscient de parler culture, tout pénétré de trier le grain de l'époque, en mélangeant la menthe et le tabac. Le chef plateau nous parla d'une émission de télé réalité : les anges de je ne sais plus quoi... « L'abêtissement des masses » commenta le critique en chef. « Et alors, le football ?» lui rétorqua le chef de plateau, taquin mais respectueux... Réponse : « Ça réclame un peu plus d'intelligence ».

Ce matin-là, ils ont naturellement balancé sur les livres, les films et les spectacles, et encore les coups de cœur de la semaine écoulée. Naulleau a fait son numéro de dictateur autodérisoire. Sa bouille de nounours était parcourue d'intransigeances qui n'effaçaient pas la bonhomie. Sa corpulence large, affinée par des années de métier et de lecture, n'empêchait pas l'humour fin et véloce. Ses rides du coin des yeux étaient blanches sous les spots, et dans ces longs traits se dessinait la maturité, se mélangeaient les charismes, le militant bienveillant, l'homme d'esprit, l'animateur en costume sur-mesure, l'intellectuel engagé dénonçant la société du mauvais spectacle. Debout, sur le même plateau qui accueille Vivement Dimanche, Naulleau marchait comme un homme face à un grand défi, celui d'utiliser les armes du spectacle pour éveiller les masses contre la bêtise, sans excès de branchitude, en pratiquant l'ouverture pour les géants et les nains : le retour des apostrophes, des livres qui volent, surtout à la fin de l'émission.

L'émission terminée, une femme de la rangée des seniors est venue parler au chroniqueur en chef ; il paraissait pressé de partir, un déjeuner l'attendait. Dommage, j'avais une question précise à lui poser : pourquoi Marguerite Baux a-t-elle quitté l'émission ? Ce serait donc pour la très prochaine fois.

RM




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