J'avais
les yeux fouettés par le vent tiède en sortant de la bouche du
métro Concorde. Le matin avait mûri, il était 9h30. Je rejoignais
Marie dont la peau lactée débordait sur le ciel ; elle avait
dû boire son bol de lait à la hâte, son rire me maudissait un peu
de s'être levée tôt. Elle avait accepté qu'on assiste ensemble à
l'enregistrement de l'émission Ça balance à Paris, que
je regarde parfois en différé chez mes parents, le dimanche,
devant un gros poulet. Enfin, j'allais connaître la température du
plateau, et voir en vrai les chroniqueurs intelligents sur les
canapés rouges.
On
attendait devant le studio Gabriel, juste derrière les jardins de
l'Elysée. Il y avait une quinzaine de personnes silencieuses sur les
marches, des jeunes et des moins jeunes, debout sans trop de
coquetterie vestimentaire, sobres. Il régnait un gentil silence
propice à la rêverie : une petite fenêtre ouverte dans le
toit du palais présidentiel... Est-ce que le Président montait
là-haut certaines nuits, cherchant le romantisme des mansardes après
avoir dîné fastueusement ? L'idée fit tout juste rire Marie.
Je me retournai devant le studio blanc, gardé par trois CRS moins
armés que ceux dressés aux abords du Crillon.
Julien,
le recruteur de public, est venu nous ouvrir les portes du studio. Je
l'avais imaginé très jeune homme, cheveux noirs ruisselants de
laque, avec un T-shirt moulant flashy tout sourire. Je tombai sur un
trentenaire assez sérieux en maillot gris, parlant doucement,
rougissant dans ses politesses. Au moment où il fallut nous
présenter l'émission, il confia cette tâche au chef de plateau, un
technicien cool arrivé au studio comme chez lui, avec un jean
coulant et un casque sur les oreilles audible à trois mètres. La
main droite sur la hanche, il énonça clairement, en articulant bien
comme malgré lui, le principe de l'émission. Son air repu de fêtes
et de satisfactions désignait un monde où l'on s'éclate à côté
du quotidien gris des bureaux et des mauvais chiffres de l'économie.
Il devait penser chaque jour : « La télé, c'est fun et
c'est mon job de faire tourner les émissions qui bougent ». Je
ne fus pas surpris du rôle, qui avait sa raison : motiver la
claque.
S'ensuivirent
quelques passages obligés avant de s'installer sur les plots en
plastique du plateau : passer au vestiaire, prendre les cartons verts
et rouges, vérifier la propreté des toilettes et fixer l'évènement
en pissant, à haute voix : « Emission Ça balance à Paris,
saison 2015, Paris 8ème arrondissement, présentateur : Eric
Naulleau, Paris 8ème, Paris... » Situer temporellement et
géographiquement l'instant pour pouvoir le vivre plus sereinement.
Ça marche aussi dans les toilettes des cafés, au moment où l'on
veut faire une pause dans la drague, en se disant qu'il est temps de
conclure avec la fille qu'on a laissée seule en terrasse, conclure
par le geste avant que la conversation ne l'épuise.
Une
fois installé, le régisseur nous briefe très rapidement sur
l'intensité des applaudissements et hourras
requis pour le générique de l'émission. Bien entendu, le « J'ai
rien entendu ! » est une injonction nécessaire dans la
mécanique. Nouvel essai : un, deux, trois... Pas facile de déployer
l'haleine du petit déjeuner tout juste rafraîchie par un
chewing-gum à la chlorophylle. Quelque chose m'arrêtait de passer
si promptement à l'enthousiasme, surtout pour le final attendu :
« Ohhhh ! » après que Naulleau a dit « Ça
balance à Paris, c'est fini », puis «Ahhh ! »
au moment où il rassurait : « Mais seulement jusqu'à la
semaine prochaine !». C'était comme les humeurs changeantes de
certaines filles durant le même rendez-vous, ou l'instabilité
émotionnelle des enfants. Allons, nous sommes à la télé, c'est le
jeu d'être fun, même
dans une émission culturelle.
Malgré
nos échauffements, la fille devant moi s'écroulait un peu sur
l'épaule de sa copine. « T'es fatiguée ma grande ? »
lança le chef de plateau. Elle répondit : « Ouais, mets-moi
un truc qui donne la pêche ! » Il s'exécuta, en
cherchant sur son smartphone le son adéquat, le mit, et esquissa
quelques mouvements de danse à la fois souples et retenus. C'était
en fait les appareils accrochés à sa ceinture qui faisaient tomber
son jean, mais j'imaginais que sans eux, la mise fût la même, car
chez les comédiens de la décontraction, il y a toujours quelque
chose qui dégouline ou pend un peu. Qui se retrouve aussi dans la
démarche, lourde et nonchalante, compétente pourrait-on dire
pour ce technicien rodé qui, derrière les caméras, n'a pas besoin
d'être élégant.
La
régie n'était pas encore prête. Marie m'encouragea à chanter
quelque chose pour patienter. Le chef aux aguets m'invita alors à
chanter a capella au milieu de la scène : « Allez,
c'est le moment ou jamais pour toi !». Il a dû voir l'espoir
soudain qui envahit les yeux de l'ambitieux anonyme, avant le gel de
l'amour-propre qui commande une part d'incrédulité. J'ai répondu :
« Vous avez une guitare ? » Non, c'était sûr, je
n'avais jamais vu d'instrument de musique dans cette émission. Façon
de me dégager. Le rouge dans mes joues est retombé.
Les
deux chroniqueurs sont arrivés un par un pour tester nos
exclamations. Jean-François Kervéan, que l'on avait déjà salué
quand il sortit de son taxi, s'est présenté d'un pas viril dans un
costume rugueux à rayures. Entre le clownesque et le cow-boy, dans
de grosses chaussures, il nous a souri, puis a regardé ailleurs,
tout en remontant son pantalon. Thomas Hervé s'est approché lui
aussi, buffle rieur, posant ses pâles yeux bleus éclatant de
curiosité sur la rangée des jeunes (de l'autre, il y avait celle
des seniors) : « Comment elle se porte, la belle
jeunesse ?». Il n'obtint que nos sourires un peu niais.
Les
deux chroniqueuses sont restées en retrait sur leur partie de scène,
toutes frétillantes et riant fort. Mazarine Pingeot jouait les
gamines : dans son jean moulant, elle reprenait sa gymnastique
du matin, s'élançait en arrière pour faire le pont, cambrée,
faisant sa marelle comme les filles espiègles en primaire. Une
manière d'assouplir la rigueur normalienne, rappeler par le corps
l'agilité d'esprit du Père, montrer la libération de la femme, la
jeunesse durable, je ne savais trop. Gaël Tchakaloff, en chemise de
toile fine et blanche, s'échauffait elle aussi, improvisant une
danse de discothèque à partir d'un tube disco-dance qui lui restait
en mémoire.
Thomas
s'assit sur le canapé et étala ses fiches à côté du dernier
Madonna et de quelques livres à commenter. Ses mains tremblaient
au-dessus de ses notes. L'énergie devait déborder, son stress
cherchait une complicité : il nous chanta un air de Georges Michael.
« Vous ne connaissez pas ? Ça vous dit quand même
quelque chose, non ? Faut dire qu'à votre âge, j'étais comme
vous, je ne pensais qu'aux copains ». Curieuse façon de
flatter la jeunesse... La nôtre n'est pas celle de l'insouciante
camaraderie, tranquillement rebelle et pleine d'avenir. Les temps
actuels nous ont interdit les niaiseries trop chaleureuses et, pour
ma part, j'ai toujours fui les prolongations entre amis. Il m'arrive
parfois de débarquer dans des tribus aux membres fidèles, partant
toujours ensemble en vacances, dormant dans les mêmes draps, et
jouant à des jeux de société tout portable fermé : j'y vois
toujours des gentillesses dépassées et suspectes. Non, il n'est pas
facile de dire «Salut les copains ! » aujourd'hui. Lui
même, Thomas Hervé, 46 ans, n'est-il pas né trop tard pour plaider
l'insouciance ? Il vient de saluer le talent de Georges Michael,
ce chanteur à boucles d'oreille évoquant les gémissements d'un sax
dans des intérieurs américains vides, les grands frigidaires, les
canapés en cuir où les protagonistes ne peuvent que se dire, comme
dans un sketch des Inconnus : «Stephen, pourquoi m'as tu
toujours caché que tu avais du sang noir dans les veines ? »
Le
chroniqueur en chef apparut dans un beau costume anthracite qui lui
redressait les épaules. Le pantalon était resserré en bas, puis
cassait comme il le fallait, enfin presque trop court, sur de belles
bottines noires. Le tissu noble semblait briller pour nous et les
caméras, dans la fraîcheur du présent montré. D'un pas clair,
après avoir plaisanté avec la rangée des seniors, il vint nous
saluer. Je n'ai pas ressenti ce snobisme de journaliste trop
conscient de parler culture, tout pénétré de trier le grain de
l'époque, en mélangeant la menthe et le tabac. Le chef plateau nous
parla d'une émission de télé réalité : les anges de je ne
sais plus quoi... « L'abêtissement des masses » commenta
le critique en chef. « Et alors, le football ?» lui
rétorqua le chef de plateau, taquin mais respectueux... Réponse :
« Ça réclame un peu plus d'intelligence ».
Ce
matin-là, ils ont naturellement balancé sur les livres, les films
et les spectacles, et encore les coups de cœur de la semaine
écoulée. Naulleau a fait son numéro de dictateur autodérisoire. Sa
bouille de nounours était parcourue d'intransigeances qui
n'effaçaient pas la bonhomie. Sa corpulence large, affinée par des
années de métier et de lecture, n'empêchait pas l'humour fin et
véloce. Ses rides du coin des yeux étaient blanches sous les spots,
et dans ces longs traits se dessinait la maturité, se mélangeaient
les charismes, le militant bienveillant, l'homme d'esprit,
l'animateur en costume sur-mesure, l'intellectuel engagé dénonçant
la société du mauvais spectacle. Debout, sur le même plateau qui
accueille Vivement Dimanche, Naulleau marchait comme un homme
face à un grand défi, celui d'utiliser les armes du spectacle pour
éveiller les masses contre la bêtise, sans excès de branchitude,
en pratiquant l'ouverture pour les géants et les nains : le
retour des apostrophes, des livres qui volent, surtout à la fin de
l'émission.
L'émission
terminée, une femme de la rangée des seniors est venue parler au
chroniqueur en chef ; il paraissait pressé de partir, un
déjeuner l'attendait. Dommage, j'avais une question précise à lui
poser : pourquoi Marguerite Baux a-t-elle quitté l'émission ?
Ce serait donc pour la très prochaine fois.
RM
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