lundi 27 juillet 2015

Pour les vivants et les morts


Vient de paraître en poche Réparer les vivants, édité une première fois aux éditions Verticales (groupe Gallimard) en 2014. L'océan saisit le lecteur assez tôt. On ne dira pas que c'est un livre de plage, on aurait tort cependant de le bouder en cette saison.

Ah, j'aimerais rester sur l'impression première de puissance asexuée, la scène de surf en plein hiver, cette mer inquiétante et glacée qu'il faut dompter, cette écriture qui part de presque rien, d'une page de magazine ou d'un faux van californien, et qui, par le jeu des associations, enfle et se déploie très haut, plus haut que les vagues, beaucoup plus loin que soi, avec les vivants et les morts, dans le temps cyclique, cette force qui va. On dirait une voile tendue. Par quoi ? Le style, vous savez c'est rare les écrivains qui ont un style...

Je ne savais rien de Maylis de Kerangal, de son roman, de son prénom, de sa vie d'éditeur chez Gallimard, et j'apprends que c'est une femme à la fin du premier chapitre. Surpris mais tant mieux ! Ici, pour l'instant, je n'ai rien repéré des composantes blanches, noires ou baroques de l'écriture « femme » des années 2010 : le féminisme hors mode, comme le fait de penser ou de crâner les seins en avant, la finesse psychologique au rayon des coquettes, tout cela ringardisé par le sang froid, le refus de la sentimentalité, la tentation trash ou pelliculaire et, malgré cela, encore des défis et des chichis, des souffrances spéciales, des résidus d'oppression masculine... Ҫa fait des livres plus ou moins bien cousus, des agaceries parfois réussies. Mais quoi ! On ne parle pas du sexe des auteurs, on parle de littérature.

Le sujet du livre c'est le don d'organes. Pas tout de suite, pas uniquement. Car il y a des organes qu'on peut donner de son vivant, comme un rein, et ceux qui viennent des vies stoppées par accident, comme le cœur (où siègent aussi l'affection, la bonté et l'amour). Donc le vrai sujet du livre, c'est la mort, son moment, sa certitude totale, irréversible, mais moderne, neurologique, celle du cerveau, alors on peut s'occuper de ce battement, réparer les vivants... Mais il faut y consentir. En France, le don d'organe se présume. En cas de silence du défunt, le médecin interroge les proches pour savoir si le disparu avait de son vivant exprimé un refus à ce sujet. Problème : comment interpréter la parole manquante d'une jeune homme de 19 ans ? Accessoirement, les donneurs privés de leurs organes vitaux se réparent aussi, mais dans un autre registre, plus calme : le rembourrage avant la toilette mortuaire.

A l'origine, il y a forcément un donneur et, à l'arrivée, un receveur compatible qui patiente quelque part... Autour de cette possibilité, le greffon consenti et transplantable, s'installe une dramaturgie de l'urgence avec ses plateaux, ses coulisses, ses acteurs : les proches dévastés, le médecin réanimateur, l'infirmier coordinateur des prélèvements, la nouvelle infirmière, le docteur superviseur des offres et demandes, les super-héros de la chirurgie cardiaque, les disciples... Maylis observe, scrute, déploie, sculpte et compose des portraits foudroyants. Toujours en partant des situations : expansion des détails, grattage de l'ordinaire, forage de la douleur, capture des parcours, traces sociétales, sport, nicotine, pouvoirs, comédie, trafic d'oiseaux, et même irruption momentanée de l'Histoire. Toujours en portant les urgences physiques au niveau de l'art, de la table d'opération à Rembrandt, et quand le poème est là, tout en longues phrases tendues, presque fatigantes, on retourne au bloc, à ses clopes ou à son portable.

Quand les fulgurances du dramaturge ont-elles cessé de m'impressionner ? Quand Maylis, déjà muette sur l'état moral de ses copains de surf, a laissé tomber les malheureux parents du défunt pour s'intéresser à tous les personnages cités plus haut. Cela ne s'est pas fait brutalement mais elle s'est mise à coller des vignettes sur sa rosace, abandonnant les difficiles scènes de vitrail pour n'oublier personne. Elle a donné des noms bizarres à ses nouveaux acteurs : Cordélia Owl, Virgilio Breva, Marthe Carrare..., des noms censés stimuler l'imaginaire du lecteur mais témoignant d'une recherche d'effets, au même titre que l'emploi abusif de l'adverbe « mêmement », de certains adjectifs comme « étincelant » accolés au talent des pontes, de certains verbes désuets comme « blinder ». Des chichis... au moment même où la composition s'appauvrit au profit d'une mécanique planifiée. Mais une seule page, la 246 des éditions Folio, met à mal le grand style de ce roman : où il est question d'un « étudiant d'exception, interne hors norme (…) conscient de sa valeur qui méprise d'emblée les rivalités de basse-cour, ignore dauphins et dauphines dociles ». Là, c'est du journalisme et même pire : de la prose d'agence de com.

On ne sait pas si la greffe cardiaque va réussir... Il faudra du temps pour le savoir. Le temps que Maylis de Kerangal n'a pas pris pour soigner jusqu'au bout ses principaux personnages, décentrer un peu sa mise en scène trop chirurgicale, et finir cette esquisse de roman métaphysique qui croula sous les prix.

Crom21


Réparer les vivants, par Maylis de Kerangal, Gallimard, collection Folio 2015

samedi 18 juillet 2015

Niki maîtrise bien le solfège et l'évaporation


J'en étais à la vingtième répétition des mêmes trois chants imposés - un Brahms viril, un Ravel de vierge contemplative, un Barber d'Anglaise poudrée qui défend les secrets des Anciens – pour réussir l'oral de solfège qui devait clôturer quinze ans de formation dans les conservatoires. Ce n'était pas un travail si austère que de pousser sa voix devant son mur en chevrotant sur les notes longues, mais il restait terriblement scolaire et trop à l'ombre. J'avais besoin du soleil de tout le monde et, en cet après-midi de juin, il s'invitait franchement à mon balcon.

Il y avait une autre perspective, plus excitante encore, qui devait ponctuer mon après-midi et justifier de prendre quelques couleurs  : j'avais rendez-vous avec la prof de solfège de mon dernier cours, une remplaçante. Jeune, la trentaine, blondeur russe. Elle s'appelait Niki, elle venait d'être diplômée du Conservatoire de Paris et avait aussi subi la tyrannie de Madame Duval. Son déchiffrage piano du chant Brahms en fa dièse majeur m'avait impressionné ; elle n'avait jamais eu connaissance de la partition, elle l'a parcourue en diagonale - dix secondes environ - puis nous avait dit : « Vous voulez le rechanter ? Il reste cinq minutes, c'est comme vous voulez... » On avait accepté en pensant qu'elle se lançait un défi à elle-même de nous accompagner sur un morceau si difficile. Etait-ce un coup de bluff ou allait-elle plaquer simplement les accords ? Ni l'un ni l'autre : elle a joué l'accompagnement tel qu'écrit sur la partition dans un tempo plus rapide que l'extrait sur Youtube, avec les nuances. Elle a dû déraper sur deux ou trois notes, pas plus. Son jeu fut rond et solide, comme ses épaules pleines de santé qui sortaient de son haut blanc.

J'ai cru l'agacer par mes remarques plus ou moins pointilleuses sur l'harmonie, d'autant que je jouais facilement les doués extravertis dès que j'arrivais - chose pas si courante - à chanter juste toutes les notes d'une suite d'accords. Je me suis mis devant ses yeux très clairs à la sortie du cours, toujours admiratif de son déchiffrage, puis lui ai demandé où elle enseignait le reste du temps. Elle a été douce dans ses réponses, comme beaucoup de maîtresses, mais à l'évocation d'une prof en commun, Madame Duval, elle m'a parlé sans hauteur ni sollicitude, en riant : « Ah, toi aussi tu as subi les la mi la do ! » J'ai demandé si elle donnait des cours particuliers de piano, un moyen de la revoir. Fort de ce prétexte et de l'attirance maintes fois observée du blond et du brun, elle m'a donné son contact complet, nom, prénom, mail, et téléphone. Cette exhaustivité professionnelle annonçait une certitude de la revoir.

Il a fallu courir pour rejoindre le point de rendez-vous, car une fois de plus les marges étaient trop courtes ; arriver à l'heure et devoir patienter me donne toujours cette image de conjoint dédaigné attendant avec son bouquet de fleurs. J'ai retrouvé Niki devant le bar snob de son immeuble, silhouette plantureuse légèrement tassée par des ballerines noires, mais je retrouvais avec plaisir son regard si clair, de surcroît celui d'une musicienne. On a marché côte à côte sans se regarder à la recherche d'un bar plus simple. Le bar ne fut pas moins snob, juste un peu moins exposé : il donnait sur une rue piétonne.

Niki parla beaucoup de ses études au conservatoire, admirant un peu trop certains profs, détestant trop franchement ceux qui avaient déjà mauvaise réputation, comme Zygel : brillantissime, pervers-narcissique, pire que Duval. Vite dit... Je marquais toujours la prudence avec ce genre de catégorisation prenant trop au sérieux les rôles des égos tout-puissants. Je ne connaissais que le Zygel pédagogue mielleux des émissions de télé, mais j'imaginais que pour trouver la bonhommie qu'il donnait au grand public, il avait paradoxalement besoin d'élèves frondeurs. Il lui fallait un musicien non introverti maniant aussi bien le verbe que les notes, capable de lui administrer un bon soufflet à point nommé, un musicien ayant la verve d'un avocat ! Je n'ai pas insisté sur cet élève idéal ; je sentais que le vin blanc m'emportait un peu et je ne voulais pas passer pour un pédant.

J'ai regardé Niki : elle ne me semblait pas être une fille inhibée ; elle parlait facilement d'elle-même, elle donnait des accents enjoués à sa voix. Toutefois dans ses phrases les « cool » revenaient trop souvent, juraient avec l'exigence de sa formation, la musique ancienne, les pianos laqués noirs et surtout l'orgue, son instrument, plus original que le piano, pour ne pas faire comme papa. Ce langage vulgarisait la pâleur de ses yeux, mais donnait aussi une touche de fraîcheur à la musique dite classique qu'elle maîtrisait. La discussion dériva sur la composition, sujet scabreux pour un interprète de musique savante, car le problème est là, dans ce mot « savant ». Ce qui était savant du temps de Bach ou Schumann pouvait toucher le grand public ; les compositeurs écrivaient dans le système tonal et recherchaient la beauté dans l'harmonie. Au XXème siècle, la tonalité, avec son système d'attractions et de résolutions, a été démantelée, ce qui a donné l'atonalité, l'autre système savant, produisant des notes dépressives qui s'affolent sans grâce, irritent avant d'émouvoir. Niki le défendait au nom du progrès : « J'adore jouer du Bach ou du Brahms, mais avec ce que j'ai appris au conservatoire, je ne peux plus composer comme il y a cent-cinquante ans. » Elle a pris une voix déçue pour me le dire. Pour l'égayer, je lui ai fredonné les premières notes de ma nouvelle composition, simplement tonale. Qui la firent rire : « Elle serait parfaite pour le générique d'une série romantique ! »

Au bout de deux verres, j'ai cru bon de parler d'autres choses que de musique mais déjà une heure avait passé, les voix devenaient moins agiles, les effets du vin blanc refluaient et un dîner aurait été trop galant. En remontant la rue piétonne, on évoqua Madame Duval. Niki voulait même lui envoyer un message pour lui faire connaître notre entrevue. Intention non postée, bien entendu : Niki voulait simplement me rappeler son statut de professeur pouvant communiquer avec d'autres professeurs, Madame Duval étant devenue une collègue... Infantilisé, je me suis lancé dans des considérations intellectuelles sur la naïveté comme force créatrice, que je savais périlleuses quant à l'issue du rendez-vous. Je parlais du degré de naïveté suffisant pour pouvoir créer, alors que des règles trop strictes contribuaient à humilier cette disposition d'esprit. Elle m'écoutait, maternelle, comme devant un fils perturbé par son adolescence. Je redevenais l'élève. Puis je crus bon me taire jusqu'au bar snob de son immeuble. Là, elle m'a dit qu'il fallait que l'on se revoie pour fêter la fin de mes examens, pique-niquer au Champ-de-Mars, m'inviter à voir l'orgue de l'église du Panthéon, bref plein de phrases encourageantes. Je suis rentré par l'Ecole militaire, assez heureux, et j'ai pris des nouvelles de ma grand-mère.

La suite ? Il n'y en a pas pour le moment. Comme autant de promesses qui s'évaporent aussi vite qu'elles sont nées, Niki ne répond plus au téléphone. L'hypothèse de la mort est toujours sinistre mais rassure l'égo. C'est une constante ici, à Paris, les disparitions. Il faut s'y faire. La personne peut revenir à la surface après quelques mois, voire une année, quand ses réminiscences sont assez fortes pour vous revoir.

RM