Il
y a eu deux films en 2014 sur le cas Saint Laurent : celui que
que Pierre Bergé a approuvé et soutenu et celui-ci. Sachant la
quasi unanimité des critiques à sa sortie, en septembre, on
s'attendait à un grand film d'auteur. C'est un film d'auteur, d'une
réelle beauté formelle - pas un simple biopic - mais ce n'est pas
un chef-d'oeuvre.
L'ennui,
c'est moins la longueur que l'immobilité. Entre 67 et 77, la période
choisie, il n'y a pas de progression, de dégradation, de chute mais
une collection de scènes. Celles qui nous montrent les ateliers, la
gravité, la tension, l'exigence, la modestie, sont très justes,
mais aucun personnage n'en ressort illuminé. La grande blonde
de chez Chanel qui va finir par rejoindre Yves est admirablement
filmée sur un dancefloor de l'époque Creedence : c'est une
épiphanie, on comprend qu'il la veut pour porter ses modèles, mais
son personnage est à peine esquissé. Il y a d'autres scènes
dansantes, moins impérieuses, qui se répètent inutilement. Les
scènes de débauche homo branchée sont assez sobres, comme les
enfilades dans les bosquets et les carrières, mais d'une froideur
chimique, sous-occupées par un Louis Garrel hispanisé par une
moustache belle-époque, amant cynique mais flasque et évasif. Ce
n'est toujours pas un personnage. Le chien qui crève sur la moquette
parce qu'il a avalé les pilules des amants n'est ni triste ni
drolatique, c'est juste une métaphore de ce qui attend son maître.
Helmut Berger jouant le vieux Saint Laurent au bord de la fin est une
incursion pesante dans le futur qui détraque la composition.
Il
y a peu de mots, pas de point de vue de l'artiste sur son art qui est
aussi une industrie car il faut sortir deux collections par an et
c'est bien le problème de Saint Laurent, qui ne dit pourtant rien
là-dessus. Il en dit plus sur le sexe, à peu près ceci : je
m'intéresse aux corps sans âme car l'âme est ailleurs. C'est
une phrase forte, qui explique peut-être pourquoi le doux Michel
Foucault fréquentait les backrooms, mais c'est une des seules
mémorisables.
On
dira que la composition de l'acteur est convaincante. Oui : le
physique, les vêtements, les manières, la faiblesse, l'amoralité,
la délicatesse, l'impuissance, le timbre de voix... Mais on ne le
voit pas changer au fil des collections. Ce type boit et fume nuit et
jour, se drogue autant, et il conserve sa maigreur musculeuse et son
teint frais pendant dix ans. Il y a comme une insistance névrotique
du verre à la main et de la cigarette aux lèvres, mais sans
conséquence directe sur l'évolution du sujet YSL. On se dit alors
que Bonello devrait arrêter de fumer et de boire, ou plutôt cesser
de fixer un mythe qui boit et fume comme Bonello...
Alors on verrait quelqu'un bouger au fond du verre et l'Histoire
s'accomplir. On sortirait du fatum, de l'éternel retour, des
postures archétypales. Oui, c'est cela qu'on aimerait qu'il filme
Bonello : le lien entre la chute d'un corps et le
côté dérisoire de la mode, comment ça peut
détruire un artiste de s'en douter au début puis de le savoir
vraiment. Alors seulement, on pourrait entrer dans l'humanité de
Saint Laurent, mais Bonello filme autre chose : les paquets de
clopes, les éclairages, les fauteuils du sexe, les métrages de
tissu et, un peu, les femmes qui défilent, leur buste, leurs pieds,
mais pas beaucoup leurs jambes. Ou plutôt la même paire de jambes,
même pas belles et sans propriétaire...
Finalement,
on se demande ce que Bonello a voulu montrer en plus du cinéma qu'il
sait faire avec les outils du peintre et du sculpteur. Ce film n'est
pas trop long, il manque de rythme et cherche la grâce dans des
tableaux périphériques, évitant soigneusement d'expliquer le
« parcours » Saint Laurent. Du coup, on s'en fout un peu,
de ce grand couturier dépressif. Ce refus de la psychologie n'a
vraiment rien de proustien...
Crom21