samedi 18 juin 2016

Beethoven et Mahler sous haute bienveillance


Il faisait radieux pour aller entendre les puissants égos germaniques de Beethoven et de Mahler à la Philharmonie de Paris en ce jeudi 9 juin 2016. Le soleil généreux blanchissait toute la place devant les anciens abattoirs de la Villette, le même soleil qui avait chauffé quarante ans plus tôt les fans faisant la queue pour le show des Rolling Stones. C'était le 6 juin 1976, mon père en était et s'en souvient très nettement. A l'époque, le groupe jouait avec les derniers remous du glam' et intégrait le funk : Hot Stuff...

Ni cheveux longs ni cuirs quarante plus tard : nous allons voir un concert de musique savante en veste et en famille. Nous nous présentons un peu avant 20H30 sous le fronton onéreux de Jean Nouvel, dont les écailles d'argent rappellent le musée Guggenheim de Bilbao. Les hôtesses dans les spacieux couloirs blancs nous conduisent aux portes de la grande salle, la fameuse ruche noir-blanc-miel. Assis au deuxième rang cette fois, je m'y sens toujours bien. Le public vient d'abord pour le plaisir des oreilles sans trop de comédie, dans un lieu à la pointe de la modernité acoustique, aux prix accessibles. Les élèves du conservatoire régional ont joué gratuitement à 18h30 un des trios de Beethoven, mise en bouche démocratique assurée par des presque professionnels. On sent que la Philharmonie veut créer les mélanges, faire jouer les amateurs, attirer les jeunes. Son but n'est pas de restaurer les intimités aristocratiques, ni d'intimider les Rastignac. C'est plutôt de prolonger l'action de Jack Lang : la culture pour tous, le classique pour chacun.

C'est le chef américain Herbert Blomstedt, octogénaire filiforme aux airs de majordome de Bruce Wayne, alias Batman, qui dirigera le cinquième concerto de Beethoven, écrit en 1809 (surnommé L'Empereur) et la première symphonie de Mahler, composée en 1888, puis remaniée en 1903. L'empereur n'attend pas : le silence n'est pas encore complet que Blomstedt lance de ses longues mains les premiers accords en mi bémol majeur de l'ouverture, solennels comme dans la 39ème symphonie de Mozart. Le piano de Till Fellner, Autrichien consciencieux aux larges épaules, se charge d'enluminer les accords du Tutti par des fusées d'arpèges jusqu'au thème impérieux. Je me trouve tout devant et, il faut le dire, un peu déçu : j'entends bien les violons mais tends l'oreille pour saisir toutes les notes du piano, comme noyées dans leur propre réverbération. La faute sûrement à ma place trop proche de la scène, comme en dessous du niveau de flottaison des sons, mais aussi à cette tendance actuelle de jouer les concertos de style dit classique sans trop d'effectifs. Résultat : moins frêle que le concerto pour violon de Mozart l'année dernière, mais l'effet d'immersion par la puissance ne s'accomplit qu'à moitié. Au moins d'où je suis, en contre-plongée, je peux voir les mains du concertiste monter et descendre le clavier, tout en finesse et précision, comme sécurisée contre la fougue possible. Craignait-il de déraper sur une note indésirable ?... Certainement cette juste application lui a empêché d'atteindre la grâce.

La beauté du deuxième mouvement saisit toujours ; un apaisement divin qui s'élève des décombres. Le chant pur des cordes soutenu par les pizzicati des contrebasses, suivi des gouttes légères du piano qui laissent espérer plus grand : une musique qui rachète la laideur du monde. Sur l'interprétation, celle de Glenn Gould reste indépassable tant elle est à la fois simple et hantée. Au moins, celle de l'Autrichien, désirant être à la hauteur de ses racines, si elle ne transpire pas l'impétuosité, n'utilise pas le rubato affecté de Kissin et autre effet de délectabilité à la Lang Lang qui font songer à des attendrissements de vieille fille. Elle reste sobre et laisse parler la musique, c'est suffisant pour avoir la nuque en frissons et les mains moites.

Avec le Rondo, l'orchestre a gagné en puissance, celle qui lui manquait au début, et le son du piano sort enfin de sa semi-noyade. Le jeu toujours précis de Fellner énonce avec vigueur chaque retour du refrain, semble vouloir braver sa retenue, aidé du talon de ses chaussures vernies qui frappe ça et là les temps forts. Aidé aussi par l'orchestre qui joue plus franc, et les sourires bienveillants de Blomstdet. Le concerto s'achève brillamment, davantage animé par le brio des salons que par la puissance impériale, mais peut-être Beethoven l'a-t-il voulu ainsi. Le ciel déchiré qui tombe, ça sera pour après l'entracte, avec Mahler.

Cette fois-ci l'orchestre revient wagnérien, au grand complet : plus de cordes, à grand renfort de cuivres et de bois. Mahler y ajoute aussi d'autres instruments comme le cor anglais ou la harpe, celle-ci arpégeant juste à ma gauche. Il suffit d'entendre les tenues en unisson, nuance piano, pour comprendre que le son est enfin plus ample, au mieux des possibilités acoustiques de la salle. Au tout début, on croit entendre les bois du Sacre du Printemps, chargés de réveiller la nature. Les trompettes fanfaronnent par dessus la gravité des cordes, mais sont invisibles ; elles viennent de loin, je les entends jouer à ma gauche, sur le chemin des loges, une salle restée ouverte jusqu'à l'entrée des musiciens manquants, qui se fait par l'arrière. Retard prémédité : les pépères n'étaient pas au bistrot.

L'introduction s'allonge sans cesse avant d'aboutir au premier thème des violons, auto-citation du compositeur - lied n°2 du cycle Les chants d'un compagnon errant. Mahler n'hésite pas à prendre son temps pour bâtir son vaste monde, en étirant les climats du voyage où la Nature chante puis s'inquiète ; son wanderer va gaiement à travers champs puis tout à coup voit son bonheur se transformer en douleur. Werther ravi par la beauté du paysage est subitement écorché par son amour impossible pour Charlotte. Surchauffe saisonnière ? Mahler, constamment happé par ses fonctions de chef d'orchestre, ne trouvait pas le temps de composer, sauf l'été. Surcroît de tensions...

Esthétique de la déchirure, Mahler ? C'est une formule qu'aiment employer les musicologues. Elle ne résume pas les trois premiers mouvements de la symphonie, luxuriants de timbres, partagés entre l'ironie des folklores et l'amour de la Nature. Ils donnent l'occasion au chef d'arbitrer chaleureusement les pupitres, malgré sa raideur de bassin propre à l'âge. Mais il est vrai qu'au quatrième mouvement éclate le désaccord fondamental du héros romantique : à coup de cymbales, volent en éclat les joies champêtres et tombent les ténèbres. Dans ces moments de déchirement où roulent les tambours, les départs de Blomstedt semblent parfois décalés avec le reste de l'orchestre. Le rictus imperturbable du vieux sage n'a pas l'air d'en prendre ombrage, seul détail rassurant au- dessus du chaos. Il nous accompagnera jusqu'à la rédemption.

Je ne dirais pas qu'Herbert Blomstedt fait totalement corps avec la symphonie Titan, comme naguère Léonard Bernstein avec l'orchestre philharmonique de Vienne. Mais il garde jusqu'au final son geste délié et rassembleur, faisant du respect de la partition « un impératif supérieur », comme il l'affirme lui-même. Le motif bohémien qui suit le thème Frère Jacques du troisième mouvement se balance avec allégresse sous sa direction, tandis que ses politesses de majordome tempèrent les moments d'effroi, et légèrement en retrait du spectacle, on appréhende les déchirures de Mahler avec plus de sérénité. C'est déjà bien assez violent pour des oreilles familiales plus habituées au classicisme viennois qu'au gigantisme post-romantique. Ça ne signifie pas pour autant la faiblesse : ma grand-mère, à la sortie du spectacle, a comparé les mains du maestro à celles du général de Gaulle. C'est dire si elles étaient solides et respectables.


RM