Il
faisait radieux pour aller entendre les puissants égos germaniques
de Beethoven et de Mahler à la Philharmonie de Paris en ce jeudi 9
juin 2016. Le soleil généreux blanchissait toute la place devant
les anciens abattoirs de la Villette, le même soleil qui avait
chauffé quarante ans plus tôt les fans faisant la queue pour le
show des Rolling Stones. C'était le 6 juin 1976, mon père en était
et s'en souvient très nettement. A l'époque, le groupe jouait avec
les derniers remous du glam' et intégrait le funk : Hot Stuff...
Ni
cheveux longs ni cuirs quarante plus tard : nous allons voir un
concert de musique savante en veste et en famille. Nous nous
présentons un peu avant 20H30 sous le fronton onéreux de Jean
Nouvel, dont les écailles d'argent rappellent le musée Guggenheim
de Bilbao. Les hôtesses dans les spacieux couloirs blancs nous
conduisent aux portes de la grande salle, la fameuse ruche
noir-blanc-miel. Assis au deuxième rang cette fois, je m'y sens
toujours bien. Le public vient d'abord pour le plaisir des oreilles
sans trop de comédie, dans un lieu à la pointe de la modernité
acoustique, aux prix accessibles. Les élèves du conservatoire
régional ont joué gratuitement à 18h30 un des trios de Beethoven,
mise en bouche démocratique assurée par des presque professionnels.
On sent que la Philharmonie veut créer les mélanges, faire jouer
les amateurs, attirer les jeunes. Son but n'est pas de restaurer les
intimités aristocratiques, ni d'intimider les Rastignac. C'est
plutôt de prolonger l'action de Jack Lang : la culture pour
tous, le classique pour chacun.
C'est
le chef américain Herbert Blomstedt, octogénaire filiforme aux airs
de majordome de Bruce Wayne, alias Batman, qui dirigera le cinquième
concerto de Beethoven, écrit en 1809 (surnommé L'Empereur)
et la première symphonie de Mahler, composée en 1888, puis remaniée
en 1903. L'empereur n'attend pas : le silence n'est pas encore
complet que Blomstedt lance de ses longues mains les premiers accords
en mi bémol majeur de l'ouverture, solennels comme dans la 39ème
symphonie de Mozart. Le piano de Till Fellner, Autrichien
consciencieux aux larges épaules, se charge d'enluminer les accords
du Tutti par des fusées d'arpèges jusqu'au thème impérieux. Je me
trouve tout devant et, il faut le dire, un peu déçu : j'entends
bien les violons mais tends l'oreille pour saisir toutes les notes du
piano, comme noyées dans leur propre réverbération. La faute
sûrement à ma place trop proche de la scène, comme en dessous du
niveau de flottaison des sons, mais aussi à cette tendance actuelle
de jouer les concertos de style dit classique sans trop d'effectifs.
Résultat : moins frêle que le concerto pour violon de Mozart
l'année dernière, mais l'effet d'immersion par la puissance ne
s'accomplit qu'à moitié. Au moins d'où je suis, en contre-plongée,
je peux voir les mains du concertiste monter et descendre le clavier,
tout en finesse et précision, comme sécurisée contre la fougue
possible. Craignait-il de déraper sur une note indésirable ?...
Certainement cette juste application lui a empêché d'atteindre la
grâce.
La
beauté du deuxième mouvement saisit toujours ; un apaisement
divin qui s'élève des décombres. Le chant pur des cordes soutenu
par les pizzicati des contrebasses, suivi des gouttes légères du
piano qui laissent espérer plus grand : une musique qui rachète
la laideur du monde. Sur l'interprétation, celle de Glenn Gould
reste indépassable tant elle est à la fois simple et hantée. Au
moins, celle de l'Autrichien, désirant être à la hauteur de ses
racines, si elle ne transpire pas l'impétuosité, n'utilise pas le
rubato affecté de Kissin et autre effet de délectabilité à la
Lang Lang qui font songer à des attendrissements de vieille fille.
Elle reste sobre et laisse parler la musique, c'est suffisant pour
avoir la nuque en frissons et les mains moites.
Avec
le Rondo, l'orchestre a gagné en puissance, celle qui lui manquait
au début, et le son du piano sort enfin de sa semi-noyade. Le jeu
toujours précis de Fellner énonce avec vigueur chaque retour du
refrain, semble vouloir braver sa retenue, aidé du talon de ses
chaussures vernies qui frappe ça et là les temps forts. Aidé aussi
par l'orchestre qui joue plus franc, et les sourires bienveillants de
Blomstdet. Le concerto s'achève brillamment, davantage animé par le
brio des salons que par la puissance impériale, mais peut-être
Beethoven l'a-t-il voulu ainsi. Le ciel déchiré qui tombe, ça sera
pour après l'entracte, avec Mahler.
Cette
fois-ci l'orchestre revient wagnérien, au grand complet : plus de
cordes, à grand renfort de cuivres et de bois. Mahler y ajoute aussi
d'autres instruments comme le cor anglais ou la harpe, celle-ci
arpégeant juste à ma gauche. Il suffit d'entendre les tenues en
unisson, nuance piano, pour comprendre que le son est enfin plus
ample, au mieux des possibilités acoustiques de la salle. Au tout
début, on croit entendre les bois du Sacre du Printemps,
chargés de réveiller la nature. Les trompettes fanfaronnent par
dessus la gravité des cordes, mais sont invisibles ; elles viennent
de loin, je les entends jouer à ma gauche, sur le chemin des loges,
une salle restée ouverte jusqu'à l'entrée des musiciens manquants,
qui se fait par l'arrière. Retard prémédité : les pépères
n'étaient pas au bistrot.
L'introduction
s'allonge sans cesse avant d'aboutir au premier thème des violons,
auto-citation du compositeur - lied n°2 du cycle Les chants d'un
compagnon errant. Mahler n'hésite pas à prendre son temps pour
bâtir son vaste monde, en étirant les climats du voyage où la
Nature chante puis s'inquiète ; son wanderer va gaiement à
travers champs puis tout à coup voit son bonheur se transformer en
douleur. Werther ravi par la beauté du paysage est subitement
écorché par son amour impossible pour Charlotte. Surchauffe
saisonnière ? Mahler, constamment happé par ses fonctions de
chef d'orchestre, ne trouvait pas le temps de composer, sauf l'été.
Surcroît de tensions...
Esthétique
de la déchirure, Mahler ? C'est une formule qu'aiment employer
les musicologues. Elle ne résume pas les trois premiers mouvements
de la symphonie, luxuriants de timbres, partagés entre l'ironie des
folklores et l'amour de la Nature. Ils donnent l'occasion au chef
d'arbitrer chaleureusement les pupitres, malgré sa raideur de bassin
propre à l'âge. Mais il est vrai qu'au quatrième mouvement éclate
le désaccord fondamental du héros romantique : à coup de cymbales,
volent en éclat les joies champêtres et tombent les ténèbres.
Dans ces moments de déchirement où roulent les tambours, les
départs de Blomstedt semblent parfois décalés avec le reste de
l'orchestre. Le rictus imperturbable du vieux sage n'a pas l'air d'en
prendre ombrage, seul détail rassurant au- dessus du chaos. Il nous
accompagnera jusqu'à la rédemption.
Je
ne dirais pas qu'Herbert Blomstedt fait totalement corps avec la
symphonie Titan, comme naguère Léonard Bernstein avec
l'orchestre philharmonique de Vienne. Mais il garde jusqu'au final
son geste délié et rassembleur, faisant du respect de la partition
« un impératif supérieur », comme il l'affirme
lui-même. Le motif bohémien qui suit le thème Frère Jacques du
troisième mouvement se balance avec allégresse sous sa
direction, tandis que ses politesses de majordome tempèrent les
moments d'effroi, et légèrement en retrait du spectacle, on
appréhende les déchirures de Mahler avec plus de sérénité. C'est
déjà bien assez violent pour des oreilles familiales plus habituées
au classicisme viennois qu'au gigantisme post-romantique. Ça ne
signifie pas pour autant la faiblesse : ma grand-mère, à la
sortie du spectacle, a comparé les mains du maestro à celles du
général de Gaulle. C'est dire si elles étaient solides et
respectables.
RM