lundi 16 novembre 2015

L'homme irrationnel : en panne émotionnelle


Décidément, je n'irai plus voir les derniers films de Woody Allen. Après le Paris des Années Folles livré en carte postale dans Midnight in Paris (2011) – qui recèle d'ailleurs le dialogue le plus faux que j'ai pu entendre au cinéma entre un écrivain novice et l'illustre Hemingway - et To Rome with Love (2012), allègrement saupoudré de psychanalyse bon marché, c'est au tour de la philosophie d'être convoquée pour faire joli, et rassurer toute personne moyennement cultivée sur ses références. Ça n'empêche pas le film de sonner creux, même au moment où l'étudiante amoureuse joue une cantate de Bach.

Je dirais au grand Woody Allen qu'un film n'est pas le dépliant d'un délire de publicitaire, qui ferait se succéder, à un degré d'humour incertain, situations et personnages stéréotypés sur une heure trente. Premières images, premiers agacements : un professeur de philo, Abe (Joaquin Phoenix), au volant de sa décapotable, les cheveux au vent pour exprimer sa soif de liberté ; il vient d'être nommé dans une nouvelle Université. On le verra bedonnant, alcoolique, forcément mal dans sa peau, en panne d'inspiration et d'érection, pourtant adulé dès son arrivée. Il méditera souvent ses vertiges existentiels sur un rocher surplombant la mer. Il félicitera l'étudiante la plus jolie et studieuse de sa classe, Jill (Emma Stone), qui tombera instantanément amoureuse car il est ténébreux, insatisfait, pessimiste et même suicidaire (il joue à la roulette russe lors d'une soirée où elle l'a convié pour le distraire). Elle larguera temporairement le minet de son âge pour profiter pleinement des escapades romantiques avec son professeur... Arrivé jusqu'ici, à la moitié de ce long spot publicitaire, on ne peut que constater la panne émotionnelle. La relation amoureuse s'est nouée après quelques citations faciles, on commence à chercher l'humour ou une tension quelconque, en dehors de la fausse résistance du prof envers son élève brûlante de désir. Ça n'empêche pas le maître de se laisser entraîner dans les bras d'une de ses collègues du campus, elle aussi acquise, peu importe son impuissance. Tout ceci est tellement convenu que l'on a parfois l'impression d'être devant les Feux de l'Amour.

Du côté philosophique - car si le sujet n'est pas l'amour, il peut tourner autour du sens et du non-sens - les courtes leçons d'anti-intellectualisme du maître sont navrantes. En voici un exemple : « Kant a dit qu'il ne fallait jamais mentir, donc cela signifie que si les boches arrivent chez vous et que vous avez caché un juif, il faut le leur livrer, donc Kant c'est bullshit ». Si la pensée écrite n'a pas d'impact, seule la pensée en actes rend légitime la philosophie. C'est sur cet axe que va s'organiser la seconde partie du film à partir d'une situation banale : Abe et Jill prennent au vol la conversation de leurs voisins de table au restaurant, accablés de tristesse par un juge véreux qui s'apprête à léser la mère divorcée sur la garde de ses enfants - petit signal aux femmes victimes au passage, alors que dans nombre de cas, la garde se fait au détriment du père. Déclic chez Abe : il renoue avec l'existence en décidant de se faire justicier-philosophe : tuer le juge et donc supprimer l'injustice, pied de nez au propos socratique : « Il vaut mieux subir une injustice que de la commettre ». L'idée d'une primauté des actes sur les idées est déjà grossière, mais le pire est la relation de cause à effet, tellement automatique, entre l'assassinat du juge (empoisonné par Abe après son jogging) et la renaissance du professeur qu'elle anéantit tout espoir d'être surpris au moins une fois par ce film : le professeur moribond retrouve instantanément vigueur sexuelle, inspiration et envie de vivre, sans transition ni états d'âme. A la toute fin, Woody Allen juge plus moral de faire mourir son héros, qui tombe dans son propre piège - un ascenseur qu'il a saboté lui-même - alors qu'il tente de supprimer celle qui découvre sa culpabilité et menace de le dénoncer... qui n'est autre que son étudiante favorite. Mais au fond, on s'en moque qu'il meurt ou qu'il s'enfuisse impuni avec son autre maîtresse pour l'Espagne, on souhaite plutôt que le film se termine vite.

Quels moments peut-on sauver ? Peut-être ce dîner chez les parents de Jill avec leur fille et Abe, au cours duquel l'étudiante clairvoyante devine le bon scénario de l'assassinat, aidé par Abe qui livre maladroitement certains détails ; ici Woody parvient à nous faire sourire. Ou alors cette leçon d'humanisme, où l'on voit Jill, bouleversée par la culpabilité de son professeur, condamner l'acte meurtrier sans détour, en vertu d'une sorte d'intuition pure du mal : tuer, même un coupable, est moralement indéfendable. Pour le reste, le cinéaste manipule des clichés et fait du collage, ajoutant par moment le comique de situation et des références intellectuelles pour montrer que l'on est bien devant un film de Woody Allen, toujours à distance de son sujet, même important. Tics de style, ces références restent décoratives, inoffensives, à l'inverse d'un Rohmer dans Ma nuit chez Maude, où la conversation d'anciens camarades de fac sur Blaise Pascal provoque une tension palpable. A l'inverse d'un Jean-Luc Godard qui, par un simple « Je vous dit non », dans L'adieu au langage, dérange encore et c'est tant mieux. Godard n'hésite pas à montrer la merde, devant elle nous sommes tous égaux. Woody Allen, lui, ne bouscule rien, il filme le kitsh, « la négation de la merde » dirait Kundera, les mythes de tout le monde, le Paris des années 1920 ou le professeur de philo torturé, et conforte dans l'homme irrationnel les préjugés anti-intellectuels les plus nocifs. La recette qui se croit légère devient poussive et dragueuse, et au lieu d'éprouver une insoutenable légèreté de l'être, on éprouve très vite l'insoutenable pesanteur de l'ennui.

Signe des temps, parallèle désagréable : j'ai vu l'insipide homme irrationnel le jour même où le brasillant André Glucksmann rendait l'âme. Juste avant les attentats de Paris, irruption incontrôlable du réel le plus barbare dans le ciel des idées.

RM