samedi 16 décembre 2017

Johnny, mystère de l'Incarnation


Il y avait peut-être un million de personnes sur les Champs-Elysées,  ce samedi 9 décembre 2017, pour exprimer le blues et se convaincre de l’immortalité de l’idole, du frère, de l’ami.  Macron, Labro et Rondeau ont pu se relayer pour évoquer « cette force qui va », allant jusqu’à citer Nietzsche, nous convaincant d’une France rassemblée, trois générations confondues, autour de son héros disparu. Il faut cependant rappeler que, dans sa trentaine, Johnny était clivant. J’en témoigne, moi qui l’aimais.

Aux chiottes, Johnny !

Je viens d’un lycée de province à arcades où il était chic, vers 72, de préférer les chanteurs français « engagés », même vieillissants, à Johnny Hallyday.  Certains écoutaient du rock, mais plutôt Hendrix et Led Zeppelin, ou alors du « progressif », fondu dans la pop mondialisée qui allait des Beatles à Pink Floyd, en passant par Ange, Yes et  Genesis... Les lycéennes envapées avaient leur chanteur viril, excessif et obscène, poète de surcroît : il s'appelait Jim Morrison. Elvis était passable, à la limite, pour rire de l’Antiquité et relancer les danseurs dans les booms planantes, si peu dansantes, de ces années-là. Mais tout sauf Johnny  : copieur, bas du front, démodé, ringard, « de droite » et je ne sais plus quels adjectifs dénonçant la variabilité et surtout la « variété » du bonhomme.
Moi, je sortais du collège et chérissais encore les années 60, c’est-à-dire ma propre enfance, l’extravagante pureté du rock originel dont Johnny était la VF, la bande son et, pour certains, l’imposture. Je ne pouvais pas dire du mal de celui qui incarnait à lui seul, sur mon électrophone, cette nostalgie précoce : Souvenirs, souvenirs...

Passer à autre chose

Je sentais pourtant l’exigence de passer à autre chose, « être de son époque », avoir une chaîne hifi et plonger enfin dans le grand bouillon « pop » qui définissait d’autres critères, d’autres valeurs, d’autres clans. J’étais assez crispé. Il me fallait un point de passage, un trait d’union qui n’insultait pas la nostalgie bienheureuse où je me terrais encore à 15 ans.
Quand un ami m’a fait écouter Johnny at the Palais des Sports 71 en léger différé, je me suis mis à regretter une époque plus proche, avec trop de cuivres certes, mais aussi des guitares tueuses, des choristes sexy, Polnareff au piano et la bête hurlante au milieu, cheveux longs, rouflaquettes, dans une tenue de jean constellée... Et quand sort l’album Insolitudes, en avril 73, celui où il y a « La musique que j’aime » et « Le Feu », il me semble que j’ai trouvé le point de départ de ma conversion. Enregistré avec la crème des musiciens anglais, ce disque est grand, international. Belle pochette. L’artiste est mince – trop de carottes râpées ? - et il n’a pas les cheveux teintés. A l’intérieur, des guitares rougeoyantes et des plages calmes que la voix fait  monter aux cieux. Avec ce Johnny-là comme argument, j’étais prêt à rejoindre mes petits camarades qui ne juraient que par Led Zep, Status Quo, Alice Cooper...
Hélas, je me heurtais au même mur : Johnny était jauni par la décennie précédente, définitivement has-been. Pire : ignoré. Insolitudes ? Nous étions deux à connaître l’album sous les arcades.

A force de chercher

A force de chercher, j’ai fini par trouver une voiture pour aller voir Johnny sur scène. C’était un an plus tard, en décembre 74, à Sens... Premier concert de ma vie. Avant le spectacle, un grand frère de copine, guitariste informé, m’en racontait des tonnes sur l’archer de Jimmy Page, tout en m’assurant que Johnny H. avait les meilleurs musiciens de l’hexagone. Quand l’idole parut dans cette improbable salle des fêtes, il amorçait un premier retour au rock "pur" en veste de lumière avec dix kilos de trop, son nom incrusté dans le manche de sa guitare, un jeu de scène réduit et un son de quincaillerie épouvantable. Grosse déception. J’avais surmonté ma période early sixties, je ne voulais pas de ce Johnny-là...
Il faut dire qu’entre-temps, j’avais découvert les Stones : tous leurs disques, toutes les époques, toutes les tournées, avec une nette préférence pour le Forest national de Bruxelles du 17 octobre 1973. J’avais obtenu un petit respect condescendant dans mon lycée : va pour les Stones, à condition d’aimer les veilles putes maquillées...
Deux ans plus tard, je suis en fac à Dijon et je me déplace à la capitale pour voir ces vieilles putes « aux Abattoirs ». Dans la file d’attente du Pavillon de Paris, sous le soleil ardent de ce 6 juin 76, les fans transpirent. Ils transpirent la peur de ne pas retrouver les Stones d’avant, ils conjecturent sur leur nouveau guitariste mais surtout sur l’âge des Pierres : 33 ans pour celui du capitaine... Exactement l’âge de Johnny. Dépêchons-nous !

De tout cela, je retiens deux choses : que Johnny n’avait pas les faveurs de la jeunesse néo-gauchiste des années 70 ; qu’il était alors inconcevable de faire du rock à 30 ans.

Fils du blues

Ça fait pourtant un certain temps que j'habite cette époque de Johnny, « intermédiaire » au point de se faire oublier dans les colonnes de Libération pour l'hommage obligatoire. Je veux parler de la période qui s'ouvre en 69 avec « Rivière... ouvre ton lit » et s'achève justement en 73, après le ruineux mais fumant Johnny Circus.
Comment ne pas entendre que c'est sa meilleure époque ? Les musiciens sont là : Micky Jones et Jean-Pierre « Rolling » Azoulay aux guitares, sous la direction de Tommy Brown (batteur). Les auteurs sont là : Gilles Thibaut, Long Chris, Philippe Labro, Michel Mallory. Ils ont trouvé les mots qui font rugir la bête. Né dans la rue, fils de personne, ongles de diamant, scarabée mort autour du cou, besoin de personne mais blessé par l'amûr qui reste la source où il faut boire, essayer « encore une fois », dans ce grand pays qui n'en finit pas : la solitude. La musique est partout, riffs stoniens, solos incandescents, rien que du blues brutal et déjanté. Lui devant, sauvage beauté, dieu primitif. Et tout cela tient debout. Il y a bien quelques slows lyriques (« Que je t'aime », « Comme un corbeau blanc ») des ballades country (« La fille aux cheveux clairs » ) mais ce n'est pas de la variété, juste des bleus à l'âme. Ce n'est pas de la démarque ni du revival, c'est un genre qui se fait et se déploie en même temps que le hard rock anglo-saxon .

Entre violon et violence

Juste après, ce fils du blues va commencer à regretter le bon vieux temps du rock'n'roll et alterner, pour la peine que ça lui fait, le rétro et la variété, le sobre et le lourdingue, Shakespeare et la grande cavalerie, les costumes bourgeois et les tatouages de biker. Grosses guitares, grand orchestre, immenses stades... Entre violon et violence. A l'infini. J'aime moins sa musique. Il m'agace, il m'énerve depuis vingt ans avec sa barbe de Méphisto et ses lèvres refaites comme deux knacks de restoroute (Mick Jagger s'est-il fait refaire la bouche ? Non !), mais je l'aime encore, je ne sais pas pourquoi. L'éternel défi...

Je l’ai revu deux fois en concert, sur le temps long. A Bercy, en 87, habillé par Marithé et François Girbaud, au terme de sa période intello-familiale émaciée, il donnait l’impression de jouer vraiment de la guitare électrique dans « Pendue à mon cou » (au moins l’intro). Au Zénith de Dijon, en octobre 2015, il avait un torse trop épais et des jambes de fourmi mais sa voix, soutenue par la troupe, montait encore au ciel, son harmoniciste faisait des prodiges et le son était clair, presque miraculeux avec tant de monde sur scène. Très bon ticket offert par mon frère... Ma sœur aussi s'en souvient. C’était hier.

Johnny Forever

Hommage puissant et populaire, ce 9 décembre. Vrai de vrai et pas seulement bien « organisé ». Comparable à celui rendu à De Gaulle et à Victor Hugo. Pourquoi tant de ferveur ?  La France a changé, je crois. La gauche et la droite, le rock et la variété, les intellectuels et les ouvriers, les vieux et les jeunes : les frontières sont devenues poreuses au fil du temps. D’autres genres sont apparus, la jeunesse des banlieues s’est détournée, mais Johnny est resté. Un millier de chansons dit-on. Quelques-unes sont de lui, une centaine quand même, mais souvent des « collaborations » et très peu de paroles. Il était juste vachement timide, Johnny.

Cette timidité ancienne - qu'il revendiquait – est le cœur même du réacteur. Il s'exprimait peu, parfois à côté de la plaque, rejoignant en cela le peuple de France qui n'avait pas les mots, qui lui déléguait ses rêves et ses souffrances muettes. Pour eux, pour trois générations de fans, il n'était que fureur blonde et tendresse cachée sous ses nombreux déguisements. Mais Godard, Sagan, Chirac et Sarkozy, des actrices (pas que des mannequins) s'en sont mêlés... Renaissances en série. Il n'a pas pris la grosse tête pour autant. On se moquait bien de savoir qui écrivait ses textes, on disait : « la nouvelle chanson de Johnny ». Sa voix, son corps ne mentaient pas...

Il n'y a pas eu de miracle avec les excès, les passions, les erreurs, la disponibilité aussi, de cette jeunesse qu'il a reconduite durant toute sa vie. Son corps enfumé, malmené, a fini par lâcher. Il est mort assez laid, dévasté par la maladie. J'en ai pleuré, comme des millions de gens, soudain assailli d'images et de souvenirs personnels, et pourtant une petite voix timide et calme, humble rosée du matin, me disait : c'est impossible... Mystère de l'Incarnation.

Crom21




mercredi 13 décembre 2017

Johnny Coeur de Lion


Mercredi 6 décembre, il est 9h30, ciel blanc, je reçois un texto : « On a tous quelque chose de Johnny ». Merde, Johnny Hallyday... Parti avant les aurores ? Pas possible... Impossible de m'asseoir pour travailler l'agrégation de musique, je laisse de côté Mozart, Beethoven et les autres. J'ai en tête ce visage de fauve triste quarantenaire sur l'album Gang - écrit par Goldman en 1986. Suit une batterie d'images : des campings où je n'ai pourtant jamais passé mes vacances, un ancien voisin féru de mécanique qui retapait des motos le soir dans son garage pour les changer en bijoux chromés, un autre, quelques maisons plus loin, routier en gilet de cuir qui aboyait sur sa femme, toutefois courtois quand il nous disait bonjour. En même temps, pas dans les dunes mais sur un quai brumeux, je vois le visage d'un homme mûr marchant dans l'air marin. Saisi par de puissantes odeurs, il jette quelques notes sur son carnet.

Je mets mon collant moulant, toujours le même. Je m'en vais courir. Furieux, je m'en vais transpirer, effort physique qui me rapproche de Johnny. Il ne sont donc pas au courant tous ces gens ? Je ne le lis pas la tristesse sur les visages mais les Invalides au loin ont l'air délaissés. Paris n'a jamais autant semblé un décor pour les affaires et les familles prospères. « Il aimait les gens... et puis c'était un morceau de France ! » m'a dit ma grand-mère au téléphone, un sanglot dans la voix, qui partageait le même beau bleu blessé dans le regard.

L'homme préhistorique

Je pense à une ancienne conversation avec un Anglais sur son légendaire patrimoine musical, Stones, Bowie, Beatles etc. Il m'avait répondu pour me consoler, avec l'accent et le sourire : « Mais vous, vous avez Johnny Hallyday ! ». Je me souviens d'avoir eu un peu honte. J'ai pensé immédiatement aux imitations d'Elvis avec banane et hoquets, aux gros loups sur les T-shirts, au blues-rock transposé en français, Hey Joe, Noir c'est noir, Da dou ron ron. Tout cela sonnait trop Pastis et gadget. Pastiche surtout... En 1971, le live enregistré au Palais des sports est un magma de guitares et de rugissements, mais reste un décalque français du glam rock anglais dont les Stones et Bowie étaient les seigneurs à la même époque. Preuve en est : à la toute fin des années 1970, les deux mythes vivants diversifiaient leur décadence aristocratique avec Heroes et Some girls alors que Johnny se mettait à la gonflette, sans doute après avoir vu les biceps de Bruce Springsteen et le tout premier Mad Max. En 2003, au Parc des Princes, le fils du blues s'était changé en prince de la nuit botoxé, avec cape noire et croix ostentatoire, surgissant gravement dans la fumée et la musique grandiloquente. On touchait au ridicule. Les esprits un tant soit peu éclairés regrettaient que le seul chanteur capable de chanter Que je t'aime sans être risible fût tombé dans le premier degré clinquant des chaînes privées. On fuyait réécouter les aristocrates du rock anglais.

Pourtant, la découverte du live filmé à Bercy en 1987 me fit voir un autre Johnny, sobre et chic, beau visage de lion revenu de deux décennies d'histoire du rock, griffé par Marithé et François Girbaud – pas encore de chirurgie esthétique. Sa voix a mûri elle aussi : entre le sable et les cailloux, elle est à son apogée, elle n'a jamais été aussi chaude. A l'écoute de Quelque chose de Tennesse, Laura, L'envie, Je te promets, le ciel s'élargit, l'animal brûle sous sa chemise haute couture, les guitares font mal, c'est la vibration majeure. Car Johnny reste, il le dit lui même, « un chanteur de rock revu et corrigé par la variété », qui aime être en symbiose avec ses musiciens. Pas question de sucre dégoulinant dans la voix pour chanter des niaiseries en play-back. Johnny mouille la totalité de la chemise de luxe, rugit puissamment Que je t'aime. Viril mais pas beauf cette fois (excepté le strip-tease intégral de la femme à l'écran au dessus de la scène), il me rappelle les héros des films américains de mon enfance. Dans la salle, le feu sacré descend dans le public, réunissant France d'en bas et France d'en haut. Rempart contre la congélation générale, il rallume les enthousiasmes refroidis par la crise, promet aux femmes qui n'y croient plus, ouvre des sensations plus pleines, où l'esprit respire avec le corps.

J'ai fini mon jogging. Les bronches dilatées, je chante dans l'air froid quelques débuts de tubes, sans peur du ridicule, ça vient comme une seconde nature : « Je te promets... » « On a tous... » « Quand tes cheveux s'étalent...». En les chantant plus fort – personne ne le remarque -, je revois le visage de fauve triste éclairé par deux lumières bleues. Il fronce légèrement, ce n'est pas la ride si répandue aujourd'hui signifiant « ne pas déranger, j'ai trop de textos en attente ». C'est le flottement inquiet qui espère quelque chose de l'autre, « ce désir fou de vivre une autre vie », qui fait relever le col pour affronter plus net le monde, comme Bogart, Dean, plus tard Delon. Porté par les éléments - ciel, vent, sable, soleil, parking - pas besoin de grandiloquence scénique – il est à la fois le beau mâle romantique et le cow-boy mystique des grands espaces. En homme ordinaire, ça donne à peu près l'homme préhistorique dont parle Beigbeder, qui dépense passionnément, s'attendrit d'un bruit de moteur, compte sur les troquets pour aborder les filles, cherche le risque que lui offre le réel : conduire plus vite, nager plus loin encore, se laisser porter par le scintillement merveilleux de l'eau qui emmène au large. Heureusement, Johnny n'en est pas mort jeune.

La rame silencieuse

Le lendemain matin, jeudi 7 décembre, je m'attendais à ce que tout le monde déplorât en même temps, tous scotchés au journal. Une nouvelle fois, j'ai constaté que les rituels de l'ancien siècle n'étaient plus. Devant moi, deux trentenaires s'attendrissaient de leurs enfants terribles. A droite, un type de mon âge jouait autiste sur son portable. A ma gauche, une fille lisait consciencieusement quelque livre de littérature... Il restait deux personnes âgées au fond de la rame, les seules à tenir un journal. J'ai imaginé qu'elles lussent l'article sur Johnny, puis que tout le monde dans cette foutue rame le fît, pour ensuite en parler, se laisser aller dans une catharsis collective. Mais la rame demeura silencieuse d'hommes.

A midi, je supportai encore moins que d'habitude le seul bistro proche de la fac où l'on peut déjeuner tranquille, La Recyclerie. Les Smoothies gentiment alignés au dur prix de 4 euros 50 l'unité, toujours la même sensibilité branchée éco-planète en baskets, le jazz qui swingue, les années 30, rétromarketing... Ça me faisait penser à ce stéréotype d'homme rangé revenu à la mode, fringuant pragmatique à chapeau et moustache taillée, rassurant économiquement - précisément celui que la Beat generation a voulu abolir – tandis que les filles garçonnes jouent les canailles au bar, en blue-jeans déchirés et blousons, elles se rêvent peut-être en James Dean. Ou alors non... On ne rêve plus de grand-chose, on se fait simplement la guerre des signes. Avis de recherche pour cet homme abstrait qui sera le parfait modèle de la marque La Recyclerie. Qui sera le plus parfait hipster ? Pas à la hauteur du défi, chacun se sent vite imposteur. Malaise... Sensation d'être forcé de livrer une bataille mesquine, une bataille de filles jalouses. Je me console avec le visage de fauve triste dans la dune solitaire, puis je pense au Johnny plus jeune, tout joyeux d'exhiber sa Triumph pour épater sa bande de copains. Ce cliché-là me parut infiniment plus vrai, plus généreux, pas encore généré par l'esprit de calcul et de repli. Je pensai au diagnostic d'un ami : « C'est parce qu'avant, il y avait encore cette part d'insouciance... ». Encore une formule. Et le couple dans Les Choses de Georges Perec, sorti en 1965, était-il vraiment insouciant lui aussi, rongé par la réussite sociale qui tardait à venir ? On n'était jamais d'accord pour trouver la décennie qui devait clôturer cette sacro-sainte insouciance. Et puis merde, pour saisir quelque chose, mieux vaut encore revenir à la musique ! Je sortis en vitesse chanter J'oublierai ton nom dans les bourrasques de klaxon.

L'éternel chevalier

Deux jours plus tard, le samedi 9 décembre, dehors au grand jour, presque toute la France est venue se réchauffer une dernière fois avec l'aura du héros défunt, pas encore envolée, tandis qu'à l'intérieur, l'establishment à genoux embrassait son cercueil. Les français ont besoin d'être incarnés au premier degré par un chevalier qui porte la croix. C'est l'héritage des romans arthuriens où Monseigneur Yvain livre mille combats héroïques par amour pour sa Dame. Mille chevaux dans la voix, en même temps chevalier et lion, Johnny transpirait chaque chanson avec la même fureur d'aimer. Après les paroles trébuchantes du prélat, les enfants du siècle dernier sont repartis blêmes chez eux, conscients qu'il leur faudra vieillir sans Johnny dans ce début du XXIème siècle où disparaissent une à une les idoles d'hier. Pouvoir de transcendance ou pas, depuis presque une semaine, le visage de fauve triste m'habite, il n'a jamais été aussi présent. N'oublions pas la devise des chevaliers de la Table Ronde : « A la vie, à la mort, fidèle et fraternel ». Johnny est mort, vive Johnny !

RM

lundi 31 octobre 2016

Famille, je vous quitte


Le dernier film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde, déclenche les passions. Pour ou contre, pour et contre. C'est intéressant... D'autant que son auteur, adaptateur de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, se fait régulièrement traiter de « jeune prodige du cinéma québécois ». D'autant que, sans être Québécois, j'ai le même âge que lui. L'âge de m'intéresser à la famille d'où je viens pour fonder la famille où je vais.

Dans Mommy, Dolan filmait déjà les macérations familiales mais ce n'était, pour le psychotique amoureux de sa mère, que pour mieux rester avec elle, semant la joie et la tempête. Ici, on retrouve le quasi huis clos de Mommy avec, cette fois, le grand casting bankable et intergénérationnel du cinéma français : Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Nathalie Baye, Vincent Cassel. On retrouve aussi un des thèmes chers à Dolan, ce hard sweet home où s'exprime toute la palette des passions. Eclatent les colères quand les humeurs distorsionnent, dansent en cuisine les communions joyeuses sur quelque tube mainstream.... Une certaine gêne peut naître de ces scènes débraillées et monter au cœur du spectateur qui a toujours gardé ses proches à distance physique respectable, en embrassant seulement au moment de dire bonjour.

Je suis pourtant un spectateur comme tout le monde. Il m'arrive de vivre des joies simples dans la cuisine et des engueulades en voiture, pas toujours bien centrées, parfois très au large des sujets qui unissent ou divisent. Il y a des « choses » qu'on ne dit pas en famille, ou plutôt des « causes » qu'on ne veut pas entendre ni traiter. Des rôles aussi, bien établis ceux-là, des préférences, des favoris, des pouvoirs... Et malheur à celui qui fait bouger les lignes ! Mais que se passe-t-il quand le fils prodige revient au pays pour annoncer sa propre mort ? C'est le sujet du film, du moins son point de départ.

Louis, un écrivain de 34 ans (un peu vieux pour le visage d'Ulliel), revient dans sa famille pour rompre définitivement avec elle. Il est filmé assis dans un avion ; on entend sa voix off, sombre et paresseuse, qui soliloque sur sa « terrible » décision : retourner chez les siens après une longue absence - coupe progressive de tout fond sonore pour ne laisser que la voix... On entend ensuite que le but de sa visite est d'annoncer sa mort prochaine ; on fait le lien avec la voix caverneuse mais on ne comprend pas la cause du décès. Il règne ici une gravité un peu téléphonée. On est forcé d'entrer dans la tête de ce jeune homme résigné (ou suicidaire ?) qui a choisi de révéler son mal (ou projet) à ses proches, bien trop heureux de l'accueillir. Mais il y a Antoine, le grand frère (Vincent Cassel), qui perturbe la joie des retrouvailles...

On devine Antoine jaloux, agacé par l'attention portée à son frère cadet. La situation énerve aussi le spectateur qui, ne sachant rien de lui ni de ses œuvres miraculeuses, attend des signes tangibles de l'existence du messie. Or, le personnage de Louis est engoncé dans un stoïcisme ombrageux ; son aura approximative se réduit à quelques tics de bouche et au plissement presque imperceptible des yeux (durant tout le film, il restera dans ce clair-obscur poétique). Léa Seydoux (Suzanne) joue ce qu'elle aime, une ado qui fume alanguie dans un canapé rouge. Nathalie Baye a été choisie pour être la mère aimante - mais pourquoi a-t-elle l'accent québécois d'Anne Dorval dans Mommy ?  Vincent Cassel sera le grand frère railleur face à la fenêtre et Marion Cotillard, sa femme, ne sachant où se mettre, balbutiera trop ostensiblement. Le tout est assez confus, on demeure circonspect, dans un état instable... proche de l'ennui, pas si loin des sketchs des séries TV, genre Parents mode d'emploi. On dira cependant que Dolan sait filmer les joies simples, les communiquer, et parvient à gommer les pudeurs les plus tenaces.

Si le sujet du film se dérobe, il faut sans doute creuser la manière Dolan de filmer l'incommunicabilité. Il ne filme pas, comme Kechiche dans La vie d'Adèle, le mutisme navrant des parents d'Adèle déglutissant leurs pâtes devant sa copine artiste et instruite. Sans verser dans l'opposition facile entre le raffiné et l'inculte, il nous montre au ras du quotidien, avec la plus grande cruauté, l'impossible conciliation de deux formes d'intelligence : celle du grand frère qui tantôt se tait, tantôt pratique l'humour paysan ; celle du fils préféré, littéraire et tragique. Les meilleures scènes sont celles de cette confrontation plus ou moins directe entre deux structures d'esprit incompatibles. Il est dangereusement hilarant de voir la réaction épidermique de l'aîné aux détails « proustiens » du cadet qui tente de créer la complicité. En voiture, sous un ciel bleu limpide : « T'es en train de me noyer gentiment là, laisse-moi tranquille, commence pas avec tes conneries, tu me parles du buffet, de l'aéroport, du fait que tu as pensé à moi devant ton chocolat chaud... » A table, au moment du dessert : « Quoi ? tu veux revenir dans l'ancienne maison, juste comme ça, pour voir si le vent n'aurait pas dévié la toiture ou je ne sais trop quoi, (...) c'est comme vouloir aller à Auschwitz et se branler sur le sang des Juifs ! »

Le film va mieux, même si le rire qu'il déclenche est amoral. Mais alors qu'on pense atteindre l'indicible, on songe au flash-back où le frère poète vit sa première nuit d'amour avec un mignon... Ici se profile la figure de l'artiste talentueux et sensible, opprimé par le grand frère homophobe. Quelle est-elle donc cette matière, cette « cause » à défendre ? Si nous quittons les visions du monde entrelacées pour la défense de la cause gay, c'est réducteur. La fin de la virée en voiture semble confirmer que c'était bien l'intention du cinéaste : montrer la peine de l'ancien amant quand son frère brutal lui annonce, avec un certain dégoût, que le mignon en question vient de succomber d'un cancer... Plus tard, j'apprends que Lagarce était atteint du sida quand il a écrit sa pièce : serait-ce cette mort prochaine que Louis retient dans sa bouche jusqu'au bout ?

A la fin, sous le prétexte d'un rendez-vous, Louis annonce à sa famille qu'il doit définitivement la quitter. Antoine offre aussitôt ses services pour raccompagner son jeune ingrat de frère à l'aéroport. Mais le choc de l'annonce et la volonté d'abréger la situation tournent à la scène cathartique : des reproches, des cris, le grand qui se met à pleurer d'être toujours déconsidéré et la violence contenue dans ses poings... Ce torrent d'impuissance dans le soleil de la porte d'entrée est d'une sauvage beauté.

Quelle fin du monde ? Louis n'a rien dit du mal qui le ronge. Il semble bien-portant. Son génie est axiomatique, jamais questionné ; l'idée de sa mort est d'un tragique emprunté. On s'interroge toujours sur les raisons de son retour et de son départ. Des causes de cette rupture, nous n'avons que des bribes d'indices qui agacent et vulgarisent les plus belles complexités. Le problème, c'est que le « Famille, je vous hais » de Gide - crise d'adolescence tardive pour un trentenaire – est trop maigre pour justifier la fin du monde. C'est seulement sa fin à lui. Et encore, on n'en sait rien.

Au total, il ne s'est à peu près rien passé. Le « dit » du film est séduisant – comment ça frotte les incompatibilités entre les proches - mais le contexte n'est pas explicite et les ressorts en sont absents. Quitte à faire l'autruche, on s'en tiendra à ce qu'a montré Dolan : les haines et les complicités profondes devant cette faculté d'utiliser ou non la fonction poétique du langage.


RM


mardi 26 juillet 2016

De la guerre au travail


J'apprends qu'un prêtre octogénaire est mort ce matin, égorgé sur l'autel d'une église de campagne.

J'écoute, j'observe... non, personne n'en parle... je n'entends personne parler des causes premières. Tout le monde semble vouloir les voiler. Pourtant, elles ne sont pas musulmanes.

Toujours le même spectacle : des mines de journalistes affectées sur commande, un Manuel Vals qui entonne le « On est en guerre » pour semer, qui sait, quelque lyrisme guerrier périmé, un archevêque de Rouen qui se contente de pousser un « cri vers Dieu », un journaliste de la Croix qui sent sa colère pousser, lui aussi. Toute la comédie qui constate et rappelle sans cesse le tragique.

Les mots « horreur », « barbarie », « innommable », surprononcés depuis deux ans, sont usés. La solidarité des peines n'est qu'une solidarité de circonstance forcée ; elle masque le sauve-qui-peut généralisé et les innombrables indifférences d'un marché du travail bloqué. Misère morale, économique, sociale, culturelle chez les enfants du capitalisme. Société qui ne sait pas accueillir ses enfants diplômés, encore moins les fils d'immigrés sans diplôme, autrement que par des stages sous-payés. Il n'y a plus que le spectacle de la mort qui fasse oublier que les canots de sauvetage de l'économie ne peuvent pas accueillir tout le monde. Que vaut la solidarité des peines face à la prégnance des haines économiques ? Quand il n'est plus possible de sublimer par le travail, le terrorisme libère la pulsion de mort.

Sitôt évoqués les attentas de Nice, avant ceux de Saint-Etienne-du-Rouvray, une grand-mère excédée tapait dans le mille :

« Ceux qui sont au Gouvernement, ils n'ont qu'à donner du travail à nos jeunes ! Ils n'iraient pas tuer des gens comme ça ! ».

Mais personne pour le dire, ce soir, sur BFM TV et France 2. Ce soir, les grands mots sont tièdes : unité, fraternité, diversité... Certes, le Gouvernement ne peut pas tout faire... Ces belles notions ont surtout besoin d'une nouvelle utopie collective et d'un moteur individuel valorisant.

Donc : le travail et l'emploi plutôt que la pulsion de mort héroïsée par le terrorisme.


RM


samedi 18 juin 2016

Beethoven et Mahler sous haute bienveillance


Il faisait radieux pour aller entendre les puissants égos germaniques de Beethoven et de Mahler à la Philharmonie de Paris en ce jeudi 9 juin 2016. Le soleil généreux blanchissait toute la place devant les anciens abattoirs de la Villette, le même soleil qui avait chauffé quarante ans plus tôt les fans faisant la queue pour le show des Rolling Stones. C'était le 6 juin 1976, mon père en était et s'en souvient très nettement. A l'époque, le groupe jouait avec les derniers remous du glam' et intégrait le funk : Hot Stuff...

Ni cheveux longs ni cuirs quarante plus tard : nous allons voir un concert de musique savante en veste et en famille. Nous nous présentons un peu avant 20H30 sous le fronton onéreux de Jean Nouvel, dont les écailles d'argent rappellent le musée Guggenheim de Bilbao. Les hôtesses dans les spacieux couloirs blancs nous conduisent aux portes de la grande salle, la fameuse ruche noir-blanc-miel. Assis au deuxième rang cette fois, je m'y sens toujours bien. Le public vient d'abord pour le plaisir des oreilles sans trop de comédie, dans un lieu à la pointe de la modernité acoustique, aux prix accessibles. Les élèves du conservatoire régional ont joué gratuitement à 18h30 un des trios de Beethoven, mise en bouche démocratique assurée par des presque professionnels. On sent que la Philharmonie veut créer les mélanges, faire jouer les amateurs, attirer les jeunes. Son but n'est pas de restaurer les intimités aristocratiques, ni d'intimider les Rastignac. C'est plutôt de prolonger l'action de Jack Lang : la culture pour tous, le classique pour chacun.

C'est le chef américain Herbert Blomstedt, octogénaire filiforme aux airs de majordome de Bruce Wayne, alias Batman, qui dirigera le cinquième concerto de Beethoven, écrit en 1809 (surnommé L'Empereur) et la première symphonie de Mahler, composée en 1888, puis remaniée en 1903. L'empereur n'attend pas : le silence n'est pas encore complet que Blomstedt lance de ses longues mains les premiers accords en mi bémol majeur de l'ouverture, solennels comme dans la 39ème symphonie de Mozart. Le piano de Till Fellner, Autrichien consciencieux aux larges épaules, se charge d'enluminer les accords du Tutti par des fusées d'arpèges jusqu'au thème impérieux. Je me trouve tout devant et, il faut le dire, un peu déçu : j'entends bien les violons mais tends l'oreille pour saisir toutes les notes du piano, comme noyées dans leur propre réverbération. La faute sûrement à ma place trop proche de la scène, comme en dessous du niveau de flottaison des sons, mais aussi à cette tendance actuelle de jouer les concertos de style dit classique sans trop d'effectifs. Résultat : moins frêle que le concerto pour violon de Mozart l'année dernière, mais l'effet d'immersion par la puissance ne s'accomplit qu'à moitié. Au moins d'où je suis, en contre-plongée, je peux voir les mains du concertiste monter et descendre le clavier, tout en finesse et précision, comme sécurisée contre la fougue possible. Craignait-il de déraper sur une note indésirable ?... Certainement cette juste application lui a empêché d'atteindre la grâce.

La beauté du deuxième mouvement saisit toujours ; un apaisement divin qui s'élève des décombres. Le chant pur des cordes soutenu par les pizzicati des contrebasses, suivi des gouttes légères du piano qui laissent espérer plus grand : une musique qui rachète la laideur du monde. Sur l'interprétation, celle de Glenn Gould reste indépassable tant elle est à la fois simple et hantée. Au moins, celle de l'Autrichien, désirant être à la hauteur de ses racines, si elle ne transpire pas l'impétuosité, n'utilise pas le rubato affecté de Kissin et autre effet de délectabilité à la Lang Lang qui font songer à des attendrissements de vieille fille. Elle reste sobre et laisse parler la musique, c'est suffisant pour avoir la nuque en frissons et les mains moites.

Avec le Rondo, l'orchestre a gagné en puissance, celle qui lui manquait au début, et le son du piano sort enfin de sa semi-noyade. Le jeu toujours précis de Fellner énonce avec vigueur chaque retour du refrain, semble vouloir braver sa retenue, aidé du talon de ses chaussures vernies qui frappe ça et là les temps forts. Aidé aussi par l'orchestre qui joue plus franc, et les sourires bienveillants de Blomstdet. Le concerto s'achève brillamment, davantage animé par le brio des salons que par la puissance impériale, mais peut-être Beethoven l'a-t-il voulu ainsi. Le ciel déchiré qui tombe, ça sera pour après l'entracte, avec Mahler.

Cette fois-ci l'orchestre revient wagnérien, au grand complet : plus de cordes, à grand renfort de cuivres et de bois. Mahler y ajoute aussi d'autres instruments comme le cor anglais ou la harpe, celle-ci arpégeant juste à ma gauche. Il suffit d'entendre les tenues en unisson, nuance piano, pour comprendre que le son est enfin plus ample, au mieux des possibilités acoustiques de la salle. Au tout début, on croit entendre les bois du Sacre du Printemps, chargés de réveiller la nature. Les trompettes fanfaronnent par dessus la gravité des cordes, mais sont invisibles ; elles viennent de loin, je les entends jouer à ma gauche, sur le chemin des loges, une salle restée ouverte jusqu'à l'entrée des musiciens manquants, qui se fait par l'arrière. Retard prémédité : les pépères n'étaient pas au bistrot.

L'introduction s'allonge sans cesse avant d'aboutir au premier thème des violons, auto-citation du compositeur - lied n°2 du cycle Les chants d'un compagnon errant. Mahler n'hésite pas à prendre son temps pour bâtir son vaste monde, en étirant les climats du voyage où la Nature chante puis s'inquiète ; son wanderer va gaiement à travers champs puis tout à coup voit son bonheur se transformer en douleur. Werther ravi par la beauté du paysage est subitement écorché par son amour impossible pour Charlotte. Surchauffe saisonnière ? Mahler, constamment happé par ses fonctions de chef d'orchestre, ne trouvait pas le temps de composer, sauf l'été. Surcroît de tensions...

Esthétique de la déchirure, Mahler ? C'est une formule qu'aiment employer les musicologues. Elle ne résume pas les trois premiers mouvements de la symphonie, luxuriants de timbres, partagés entre l'ironie des folklores et l'amour de la Nature. Ils donnent l'occasion au chef d'arbitrer chaleureusement les pupitres, malgré sa raideur de bassin propre à l'âge. Mais il est vrai qu'au quatrième mouvement éclate le désaccord fondamental du héros romantique : à coup de cymbales, volent en éclat les joies champêtres et tombent les ténèbres. Dans ces moments de déchirement où roulent les tambours, les départs de Blomstedt semblent parfois décalés avec le reste de l'orchestre. Le rictus imperturbable du vieux sage n'a pas l'air d'en prendre ombrage, seul détail rassurant au- dessus du chaos. Il nous accompagnera jusqu'à la rédemption.

Je ne dirais pas qu'Herbert Blomstedt fait totalement corps avec la symphonie Titan, comme naguère Léonard Bernstein avec l'orchestre philharmonique de Vienne. Mais il garde jusqu'au final son geste délié et rassembleur, faisant du respect de la partition « un impératif supérieur », comme il l'affirme lui-même. Le motif bohémien qui suit le thème Frère Jacques du troisième mouvement se balance avec allégresse sous sa direction, tandis que ses politesses de majordome tempèrent les moments d'effroi, et légèrement en retrait du spectacle, on appréhende les déchirures de Mahler avec plus de sérénité. C'est déjà bien assez violent pour des oreilles familiales plus habituées au classicisme viennois qu'au gigantisme post-romantique. Ça ne signifie pas pour autant la faiblesse : ma grand-mère, à la sortie du spectacle, a comparé les mains du maestro à celles du général de Gaulle. C'est dire si elles étaient solides et respectables.


RM



jeudi 21 avril 2016

D'autres émotions que pourpres ?


Prince est mort ce matin. Des suites d'une mauvaise grippe à ce qu'il paraît. J'apprends la nouvelle en fin de journée, à la radio. En général, je regarde peu la télé. Négligent, je n'ai pas acheté mon décodeur TNT HD assez tôt et les magasins sont en rupture de stock, si bien que je n'ai qu'une seule chaîne d'information en continu, LCI, et c'est sur ce canal que je vois la nouvelle enfler et prendre toute la place ce jeudi soir.

LCI est une filiale de TF1, chaîne que je fréquente le moins possible. Elle pratique néanmoins la décontraction et l'insolence avec une apparente liberté, et gratuitement on dirait. Ailleurs, ils ont sûrement incrusté quelques images pour tenir dans le JT. Ici, la nouvelle est traitée au rythme des connections sur Twitter et Facebook. Des millions paraît-il. Donc, c'est important. La disparition de Prince mérite la distorsion, le commentaire du Premier ministre de la France, le recyclage et la répétition, et va donc se nourrir d'elle-même pendant des heures avec du frais, du moins frais, des commentateurs qui vont rester sur le plateau et causer sans timing avec les mêmes images derrière. Ce soir, on dirait qu'il ne se passe rien d'autre dans le monde.

Bon, ça fait quoi la mort de Prince, deuxième roi « de la pop et du funk » après Michael Jackson ? On le célèbre pour son génie, son intégrité, son travail de fou, ses talents de guitariste, ses blanches minerves au cou, son jeu de scène, son indépendance, sa personnalité fantasque, son mépris des maisons de disques, son ambiguïté, son art illimité etc. J'entends sa rivalité avec Michael Jackson. J'entends la tristesse des fans qui ont perdu aussi David Bowie il y a seulement trois mois, funeste année... Je n'entends pas le mot « rock ».

Alors je retourne à mes disques de Prince. J'en ai cinq, des vinyles qui ne craquent pas, tous achetés entre 1982 et 1987. J'ai suivi Prince dans les années 80, les meilleures de son art, dit-on. Je ne vais pas remettre Purple Rain qui passe en boucle sur LCI et partout dans le monde cette nuit. Ni Parade où se trouve Kiss, son deuxième tube de tous les temps. Je baisse le volume de la télé et pose un autre album sur ma platine, celui dont le titre Around the World in a Day est invisible sur la pochette bleue néo-psychédélique. Il y a cette chanson, Paisley Park, qui porte le nom du studio que le génie a créé, où il s'est enfermé avec hauteur et un soin paranoïaque, où il est mort hier si bizarrement. Une chanson que j'aimais bien car elle sonnait « sixties », grande prairie révolue avec corps allongés au soleil, une facette méconnue de l'artiste. Je ne l'ai pas écoutée depuis 30 ans. Je l'aime toujours, cette chanson.

En allant plus loin que ces langueurs surannées – ce qu'elles étaient déjà en 1985 – je retrouve ce penchant moderniste pour la trituration, les cassures, les nappes de clavier criard, le bruitage... Ces effets de griffe me vrillaient les nerfs quand j'avais 25 ans, comme les albums de Bowie période froide, et parfois ne me faisaient rien du tout. J'achetais les disques de Prince et de Bowie pour être dans le coup, dans les années 80. Je les écoutais peu. J'écoutais mieux et bien plus fort Clash, les Ramones, Johnny Thunders et tous les groupes garage qu'on lisait dans Rock&folk. Il me semblait cependant que Prince, venu de la soul et du blues, méritait le respect dans la planète rock, alors que Michael Jackson ne méritait rien, aucune dépense de ma part en tous cas.

Funky, sauvage, baroque, kitsch, psychédélique, inattendu et sans concession, ce prince-là n'était pas comme Johnny Thunders, un « kid » brisé (de Minneapolis ou d'ailleurs), mais tout de même une sorte de rocker sombre et décadent quelque part.

Je n'ai pas changé sur le respect dû à l'artiste. Je vais reparcourir ses albums, ceux que je possède, et peut-être qu'en 2016, triste à mon tour, vais-je accéder à des émotions autres que pourpres. On verra.

Crom21


mercredi 30 mars 2016

Port du collant autorisé durant la course


Je viens d'en faire une fois de plus l'expérience : le jogging – ou running, terme plus tendance qui désigne une pratique régulière - libère. Pas seulement des toxines. Il libère le corps masculin et fait de la solitude une victoire.

La tenue du joggeur a été conçue pour respecter les lois de l'aérodynamisme. Ces mêmes lois rencontrent aussi celles de l'esthétique. Elles permettent aux hommes de montrer toutes leurs formes, de bas en haut, à la condition qu'ils n'aient pas la pruderie d'enfiler un affreux short-bâche par dessus le collant noir. La libération ne porte pas sur le haut : transposé en tenues urbaines, le maillot moulant donne la chemise ou le t-shirt cintrés, plutôt démodés et connotés chic de province. Elle concerne le bas : le collant de course, appelé vulgairement « moule-sexe», est absolument proscrit pour le mâle hétéro en dehors du sport. Entorse à la virilité ?

Le jogging offre aux hommes une occasion de se travestir :

Y avait-il de la transgression dans le collant uniforme des Frères Jacques, quatuor vocal d'après-guerre qui s'invita longtemps à la télé de nos parents ? Il y avait du jazz et de l'opérette fanée, de l'existentialisme vachard, du mime cocasse en chapeau et moustache, du Prévert à boules, de la poésie même, mais rien, absolument rien de sexy.

Sportivement porté par un Mick Jagger « sévèrement burné » au début des années 80, moulant ombrageusement le corps entier d'un Batman à l'époque reine du baggy de banlieue, le collant des stars suscite une réaction paradoxale chez la plupart des femmes, dégoût narcissique mêlé de fascination phallique. Pour nous les hommes, ce pourrait être un argument suffisant pour l'adopter dans la vie de tous les jours, avec un cuir large qui fait de belles épaules. Il se rapprocherait ainsi de la silhouette canonique du mâle taillé en « V ». Mais autres temps, autres courbes : dans la mode de notre époque, seules les femmes ont droit au legging... Le jogging est donc l'unique occasion pour l'homme hétéro de porter une combinaison moulante qui montre les fesses, les jambes et les attributs remarquables. En cet instant d'environ une heure, les deux sexes sont à égalité de mise en valeur du corps. Il permet cette transgression pour l'homme, à la limite du travestissement. C'est pourquoi les femmes le regardent, curieuses.

Le jogging donne une contenance à l'errance :

C'est là un argument en faveur des deux sexes. Le jogging donne une contenance aux errances qui suivent l'effort et écarte les présomptions de dérangement psychique. Une fois le tour terminé, le joggeur ralentit, s'arrête puis repart, parfois dans un autre sens, traçant un itinéraire pas toujours rationnel. Cette promenade solitaire de récompense, propice aux rêveries du joggeur, est des plus agréables car socialement justifiée ; elle serait l'équivalent du verre entre collègues à la sortie du travail, rétribution de l'effort utile, avec la solitude en prime. Malheureusement, en dehors de la course à pied, les déambulations ont un mobile plus vague et littéraire, lorgnant vers le voyeurisme, la faiblesse, voire la névrose. Dans les esprits peu romantiques, elle jette une ombre sur le promeneur solitaire. En tenue de jogging, elle rassure tout le monde, et peut même séduire certains regards...

Le jogging donne de l'assurance :

C'est bien visible : il émane du joggeur une force tranquille. Sa victoire physique le fait marcher avec assurance, insensible aux injonctions de rangs, au dessus des mimiques, crispations, gravités feintes, suées bureaucratiques, comédies multiformes des pâlots sédentaires. Soulagé de lui-même, il n'a pas besoin de s'inventer un pouvoir. Il marche en affranchi.

Fort de cet état, le mieux est de terminer la promenade en passant devant un café saturé d'urbanité ostentatoire - par exemple, le Flore. Encore suante, la ligne raffermie s'offre à tous, sans tricherie vestimentaire, et interpelle les coquettes attablées. Si les complexes ne nous dévorent pas, le sentiment de plénitude domine. Le corps remercie son propriétaire. Et l'on passe tel le combattant victorieux rentrant du lointain combat.

Certains persistent à vouloir courir en meutes malgré cet avantage. Après l'effort, ils effectuent de concert toute sorte de gestes qu'ordonne un chef de troupe. Dans leurs étirements, ils se sourient bêtement comme des gens du troisième âge qui s'obligent à rester en forme. Ils avaient pour une fois un excellent motif de retrouver leur indépendance et divaguer plus libres et tranquilles. Pourquoi ne l'ont-ils pas saisi ?

Pour ma part, je choisis de prolonger les rêveries admises tant qu'il y a du soleil, me sentant bien dans mon collant noir. Errant, suant et un peu travesti, c'est assez comique de se sentir malgré tout justifié par la norme.