samedi 16 décembre 2017

Johnny, mystère de l'Incarnation


Il y avait peut-être un million de personnes sur les Champs-Elysées,  ce samedi 9 décembre 2017, pour exprimer le blues et se convaincre de l’immortalité de l’idole, du frère, de l’ami.  Macron, Labro et Rondeau ont pu se relayer pour évoquer « cette force qui va », allant jusqu’à citer Nietzsche, nous convaincant d’une France rassemblée, trois générations confondues, autour de son héros disparu. Il faut cependant rappeler que, dans sa trentaine, Johnny était clivant. J’en témoigne, moi qui l’aimais.

Aux chiottes, Johnny !

Je viens d’un lycée de province à arcades où il était chic, vers 72, de préférer les chanteurs français « engagés », même vieillissants, à Johnny Hallyday.  Certains écoutaient du rock, mais plutôt Hendrix et Led Zeppelin, ou alors du « progressif », fondu dans la pop mondialisée qui allait des Beatles à Pink Floyd, en passant par Ange, Yes et  Genesis... Les lycéennes envapées avaient leur chanteur viril, excessif et obscène, poète de surcroît : il s'appelait Jim Morrison. Elvis était passable, à la limite, pour rire de l’Antiquité et relancer les danseurs dans les booms planantes, si peu dansantes, de ces années-là. Mais tout sauf Johnny  : copieur, bas du front, démodé, ringard, « de droite » et je ne sais plus quels adjectifs dénonçant la variabilité et surtout la « variété » du bonhomme.
Moi, je sortais du collège et chérissais encore les années 60, c’est-à-dire ma propre enfance, l’extravagante pureté du rock originel dont Johnny était la VF, la bande son et, pour certains, l’imposture. Je ne pouvais pas dire du mal de celui qui incarnait à lui seul, sur mon électrophone, cette nostalgie précoce : Souvenirs, souvenirs...

Passer à autre chose

Je sentais pourtant l’exigence de passer à autre chose, « être de son époque », avoir une chaîne hifi et plonger enfin dans le grand bouillon « pop » qui définissait d’autres critères, d’autres valeurs, d’autres clans. J’étais assez crispé. Il me fallait un point de passage, un trait d’union qui n’insultait pas la nostalgie bienheureuse où je me terrais encore à 15 ans.
Quand un ami m’a fait écouter Johnny at the Palais des Sports 71 en léger différé, je me suis mis à regretter une époque plus proche, avec trop de cuivres certes, mais aussi des guitares tueuses, des choristes sexy, Polnareff au piano et la bête hurlante au milieu, cheveux longs, rouflaquettes, dans une tenue de jean constellée... Et quand sort l’album Insolitudes, en avril 73, celui où il y a « La musique que j’aime » et « Le Feu », il me semble que j’ai trouvé le point de départ de ma conversion. Enregistré avec la crème des musiciens anglais, ce disque est grand, international. Belle pochette. L’artiste est mince – trop de carottes râpées ? - et il n’a pas les cheveux teintés. A l’intérieur, des guitares rougeoyantes et des plages calmes que la voix fait  monter aux cieux. Avec ce Johnny-là comme argument, j’étais prêt à rejoindre mes petits camarades qui ne juraient que par Led Zep, Status Quo, Alice Cooper...
Hélas, je me heurtais au même mur : Johnny était jauni par la décennie précédente, définitivement has-been. Pire : ignoré. Insolitudes ? Nous étions deux à connaître l’album sous les arcades.

A force de chercher

A force de chercher, j’ai fini par trouver une voiture pour aller voir Johnny sur scène. C’était un an plus tard, en décembre 74, à Sens... Premier concert de ma vie. Avant le spectacle, un grand frère de copine, guitariste informé, m’en racontait des tonnes sur l’archer de Jimmy Page, tout en m’assurant que Johnny H. avait les meilleurs musiciens de l’hexagone. Quand l’idole parut dans cette improbable salle des fêtes, il amorçait un premier retour au rock "pur" en veste de lumière avec dix kilos de trop, son nom incrusté dans le manche de sa guitare, un jeu de scène réduit et un son de quincaillerie épouvantable. Grosse déception. J’avais surmonté ma période early sixties, je ne voulais pas de ce Johnny-là...
Il faut dire qu’entre-temps, j’avais découvert les Stones : tous leurs disques, toutes les époques, toutes les tournées, avec une nette préférence pour le Forest national de Bruxelles du 17 octobre 1973. J’avais obtenu un petit respect condescendant dans mon lycée : va pour les Stones, à condition d’aimer les veilles putes maquillées...
Deux ans plus tard, je suis en fac à Dijon et je me déplace à la capitale pour voir ces vieilles putes « aux Abattoirs ». Dans la file d’attente du Pavillon de Paris, sous le soleil ardent de ce 6 juin 76, les fans transpirent. Ils transpirent la peur de ne pas retrouver les Stones d’avant, ils conjecturent sur leur nouveau guitariste mais surtout sur l’âge des Pierres : 33 ans pour celui du capitaine... Exactement l’âge de Johnny. Dépêchons-nous !

De tout cela, je retiens deux choses : que Johnny n’avait pas les faveurs de la jeunesse néo-gauchiste des années 70 ; qu’il était alors inconcevable de faire du rock à 30 ans.

Fils du blues

Ça fait pourtant un certain temps que j'habite cette époque de Johnny, « intermédiaire » au point de se faire oublier dans les colonnes de Libération pour l'hommage obligatoire. Je veux parler de la période qui s'ouvre en 69 avec « Rivière... ouvre ton lit » et s'achève justement en 73, après le ruineux mais fumant Johnny Circus.
Comment ne pas entendre que c'est sa meilleure époque ? Les musiciens sont là : Micky Jones et Jean-Pierre « Rolling » Azoulay aux guitares, sous la direction de Tommy Brown (batteur). Les auteurs sont là : Gilles Thibaut, Long Chris, Philippe Labro, Michel Mallory. Ils ont trouvé les mots qui font rugir la bête. Né dans la rue, fils de personne, ongles de diamant, scarabée mort autour du cou, besoin de personne mais blessé par l'amûr qui reste la source où il faut boire, essayer « encore une fois », dans ce grand pays qui n'en finit pas : la solitude. La musique est partout, riffs stoniens, solos incandescents, rien que du blues brutal et déjanté. Lui devant, sauvage beauté, dieu primitif. Et tout cela tient debout. Il y a bien quelques slows lyriques (« Que je t'aime », « Comme un corbeau blanc ») des ballades country (« La fille aux cheveux clairs » ) mais ce n'est pas de la variété, juste des bleus à l'âme. Ce n'est pas de la démarque ni du revival, c'est un genre qui se fait et se déploie en même temps que le hard rock anglo-saxon .

Entre violon et violence

Juste après, ce fils du blues va commencer à regretter le bon vieux temps du rock'n'roll et alterner, pour la peine que ça lui fait, le rétro et la variété, le sobre et le lourdingue, Shakespeare et la grande cavalerie, les costumes bourgeois et les tatouages de biker. Grosses guitares, grand orchestre, immenses stades... Entre violon et violence. A l'infini. J'aime moins sa musique. Il m'agace, il m'énerve depuis vingt ans avec sa barbe de Méphisto et ses lèvres refaites comme deux knacks de restoroute (Mick Jagger s'est-il fait refaire la bouche ? Non !), mais je l'aime encore, je ne sais pas pourquoi. L'éternel défi...

Je l’ai revu deux fois en concert, sur le temps long. A Bercy, en 87, habillé par Marithé et François Girbaud, au terme de sa période intello-familiale émaciée, il donnait l’impression de jouer vraiment de la guitare électrique dans « Pendue à mon cou » (au moins l’intro). Au Zénith de Dijon, en octobre 2015, il avait un torse trop épais et des jambes de fourmi mais sa voix, soutenue par la troupe, montait encore au ciel, son harmoniciste faisait des prodiges et le son était clair, presque miraculeux avec tant de monde sur scène. Très bon ticket offert par mon frère... Ma sœur aussi s'en souvient. C’était hier.

Johnny Forever

Hommage puissant et populaire, ce 9 décembre. Vrai de vrai et pas seulement bien « organisé ». Comparable à celui rendu à De Gaulle et à Victor Hugo. Pourquoi tant de ferveur ?  La France a changé, je crois. La gauche et la droite, le rock et la variété, les intellectuels et les ouvriers, les vieux et les jeunes : les frontières sont devenues poreuses au fil du temps. D’autres genres sont apparus, la jeunesse des banlieues s’est détournée, mais Johnny est resté. Un millier de chansons dit-on. Quelques-unes sont de lui, une centaine quand même, mais souvent des « collaborations » et très peu de paroles. Il était juste vachement timide, Johnny.

Cette timidité ancienne - qu'il revendiquait – est le cœur même du réacteur. Il s'exprimait peu, parfois à côté de la plaque, rejoignant en cela le peuple de France qui n'avait pas les mots, qui lui déléguait ses rêves et ses souffrances muettes. Pour eux, pour trois générations de fans, il n'était que fureur blonde et tendresse cachée sous ses nombreux déguisements. Mais Godard, Sagan, Chirac et Sarkozy, des actrices (pas que des mannequins) s'en sont mêlés... Renaissances en série. Il n'a pas pris la grosse tête pour autant. On se moquait bien de savoir qui écrivait ses textes, on disait : « la nouvelle chanson de Johnny ». Sa voix, son corps ne mentaient pas...

Il n'y a pas eu de miracle avec les excès, les passions, les erreurs, la disponibilité aussi, de cette jeunesse qu'il a reconduite durant toute sa vie. Son corps enfumé, malmené, a fini par lâcher. Il est mort assez laid, dévasté par la maladie. J'en ai pleuré, comme des millions de gens, soudain assailli d'images et de souvenirs personnels, et pourtant une petite voix timide et calme, humble rosée du matin, me disait : c'est impossible... Mystère de l'Incarnation.

Crom21




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