mercredi 30 mars 2016

Port du collant autorisé durant la course


Je viens d'en faire une fois de plus l'expérience : le jogging – ou running, terme plus tendance qui désigne une pratique régulière - libère. Pas seulement des toxines. Il libère le corps masculin et fait de la solitude une victoire.

La tenue du joggeur a été conçue pour respecter les lois de l'aérodynamisme. Ces mêmes lois rencontrent aussi celles de l'esthétique. Elles permettent aux hommes de montrer toutes leurs formes, de bas en haut, à la condition qu'ils n'aient pas la pruderie d'enfiler un affreux short-bâche par dessus le collant noir. La libération ne porte pas sur le haut : transposé en tenues urbaines, le maillot moulant donne la chemise ou le t-shirt cintrés, plutôt démodés et connotés chic de province. Elle concerne le bas : le collant de course, appelé vulgairement « moule-sexe», est absolument proscrit pour le mâle hétéro en dehors du sport. Entorse à la virilité ?

Le jogging offre aux hommes une occasion de se travestir :

Y avait-il de la transgression dans le collant uniforme des Frères Jacques, quatuor vocal d'après-guerre qui s'invita longtemps à la télé de nos parents ? Il y avait du jazz et de l'opérette fanée, de l'existentialisme vachard, du mime cocasse en chapeau et moustache, du Prévert à boules, de la poésie même, mais rien, absolument rien de sexy.

Sportivement porté par un Mick Jagger « sévèrement burné » au début des années 80, moulant ombrageusement le corps entier d'un Batman à l'époque reine du baggy de banlieue, le collant des stars suscite une réaction paradoxale chez la plupart des femmes, dégoût narcissique mêlé de fascination phallique. Pour nous les hommes, ce pourrait être un argument suffisant pour l'adopter dans la vie de tous les jours, avec un cuir large qui fait de belles épaules. Il se rapprocherait ainsi de la silhouette canonique du mâle taillé en « V ». Mais autres temps, autres courbes : dans la mode de notre époque, seules les femmes ont droit au legging... Le jogging est donc l'unique occasion pour l'homme hétéro de porter une combinaison moulante qui montre les fesses, les jambes et les attributs remarquables. En cet instant d'environ une heure, les deux sexes sont à égalité de mise en valeur du corps. Il permet cette transgression pour l'homme, à la limite du travestissement. C'est pourquoi les femmes le regardent, curieuses.

Le jogging donne une contenance à l'errance :

C'est là un argument en faveur des deux sexes. Le jogging donne une contenance aux errances qui suivent l'effort et écarte les présomptions de dérangement psychique. Une fois le tour terminé, le joggeur ralentit, s'arrête puis repart, parfois dans un autre sens, traçant un itinéraire pas toujours rationnel. Cette promenade solitaire de récompense, propice aux rêveries du joggeur, est des plus agréables car socialement justifiée ; elle serait l'équivalent du verre entre collègues à la sortie du travail, rétribution de l'effort utile, avec la solitude en prime. Malheureusement, en dehors de la course à pied, les déambulations ont un mobile plus vague et littéraire, lorgnant vers le voyeurisme, la faiblesse, voire la névrose. Dans les esprits peu romantiques, elle jette une ombre sur le promeneur solitaire. En tenue de jogging, elle rassure tout le monde, et peut même séduire certains regards...

Le jogging donne de l'assurance :

C'est bien visible : il émane du joggeur une force tranquille. Sa victoire physique le fait marcher avec assurance, insensible aux injonctions de rangs, au dessus des mimiques, crispations, gravités feintes, suées bureaucratiques, comédies multiformes des pâlots sédentaires. Soulagé de lui-même, il n'a pas besoin de s'inventer un pouvoir. Il marche en affranchi.

Fort de cet état, le mieux est de terminer la promenade en passant devant un café saturé d'urbanité ostentatoire - par exemple, le Flore. Encore suante, la ligne raffermie s'offre à tous, sans tricherie vestimentaire, et interpelle les coquettes attablées. Si les complexes ne nous dévorent pas, le sentiment de plénitude domine. Le corps remercie son propriétaire. Et l'on passe tel le combattant victorieux rentrant du lointain combat.

Certains persistent à vouloir courir en meutes malgré cet avantage. Après l'effort, ils effectuent de concert toute sorte de gestes qu'ordonne un chef de troupe. Dans leurs étirements, ils se sourient bêtement comme des gens du troisième âge qui s'obligent à rester en forme. Ils avaient pour une fois un excellent motif de retrouver leur indépendance et divaguer plus libres et tranquilles. Pourquoi ne l'ont-ils pas saisi ?

Pour ma part, je choisis de prolonger les rêveries admises tant qu'il y a du soleil, me sentant bien dans mon collant noir. Errant, suant et un peu travesti, c'est assez comique de se sentir malgré tout justifié par la norme.