Je
viens d'en faire une fois de plus l'expérience : le jogging –
ou running, terme plus
tendance qui désigne une pratique régulière - libère. Pas
seulement des toxines. Il libère le corps masculin et fait de la
solitude une victoire.
La
tenue du joggeur a été conçue pour respecter les lois de
l'aérodynamisme. Ces mêmes lois rencontrent aussi celles de
l'esthétique. Elles permettent aux hommes de montrer toutes leurs
formes, de bas en haut, à la condition qu'ils n'aient pas la
pruderie d'enfiler un affreux short-bâche par dessus le collant
noir. La libération ne porte pas sur le haut : transposé en
tenues urbaines, le maillot moulant donne la chemise ou le t-shirt
cintrés, plutôt démodés et connotés chic de province. Elle
concerne le bas : le collant de course, appelé vulgairement
« moule-sexe», est absolument proscrit pour le mâle hétéro
en dehors du sport. Entorse à la virilité ?
Le
jogging offre aux hommes une occasion de se travestir :
Y
avait-il de la transgression dans le collant uniforme des Frères
Jacques, quatuor vocal d'après-guerre qui s'invita longtemps à la
télé de nos parents ? Il y avait du jazz et de l'opérette
fanée, de l'existentialisme vachard, du mime cocasse en chapeau et
moustache, du Prévert à boules, de la poésie même, mais rien,
absolument rien de sexy.
Sportivement
porté par un Mick Jagger « sévèrement burné » au
début des années 80, moulant ombrageusement le corps entier d'un
Batman à l'époque reine du baggy de banlieue, le collant des stars
suscite une réaction paradoxale chez la plupart des femmes, dégoût
narcissique mêlé de fascination phallique. Pour nous les hommes, ce
pourrait être un argument suffisant pour l'adopter dans la vie de
tous les jours, avec un cuir large qui fait de belles épaules. Il se
rapprocherait ainsi de la silhouette canonique du mâle taillé en
« V ». Mais autres temps, autres courbes : dans la
mode de notre époque, seules les femmes ont droit au legging... Le
jogging est donc l'unique occasion pour l'homme hétéro de porter
une combinaison moulante qui montre les fesses, les jambes et les
attributs remarquables. En cet instant d'environ une heure, les deux
sexes sont à égalité de mise en valeur du corps. Il permet cette
transgression pour l'homme, à la limite du travestissement. C'est
pourquoi les femmes le regardent, curieuses.
Le
jogging donne une contenance à l'errance :
C'est
là un argument en faveur des deux sexes. Le jogging donne une
contenance aux errances qui suivent l'effort et écarte les
présomptions de dérangement psychique. Une fois le tour terminé,
le joggeur ralentit, s'arrête puis repart, parfois dans un autre
sens, traçant un itinéraire pas toujours rationnel. Cette promenade
solitaire de récompense, propice aux rêveries du joggeur, est des
plus agréables car socialement justifiée ; elle serait
l'équivalent du verre entre collègues à la sortie du travail,
rétribution de l'effort utile, avec la solitude en prime.
Malheureusement, en dehors de la course à pied, les déambulations
ont un mobile plus vague et littéraire, lorgnant vers le voyeurisme,
la faiblesse, voire la névrose. Dans les esprits peu romantiques,
elle jette une ombre sur le promeneur solitaire. En tenue de jogging,
elle rassure tout le monde, et peut même séduire certains
regards...
Le
jogging donne de l'assurance :
C'est
bien visible : il émane du joggeur une force tranquille. Sa
victoire physique le fait marcher avec assurance, insensible aux
injonctions de rangs, au dessus des mimiques, crispations, gravités
feintes, suées bureaucratiques, comédies multiformes des pâlots
sédentaires. Soulagé de lui-même, il n'a pas besoin de s'inventer
un pouvoir. Il marche en affranchi.
Fort
de cet état, le mieux est de terminer la promenade en passant devant
un café saturé d'urbanité ostentatoire - par exemple, le Flore.
Encore suante, la ligne raffermie s'offre à tous, sans tricherie
vestimentaire, et interpelle les coquettes attablées. Si les
complexes ne nous dévorent pas, le sentiment de plénitude domine.
Le corps remercie son propriétaire. Et l'on passe tel le combattant
victorieux rentrant du lointain combat.
Certains
persistent à vouloir courir en meutes malgré cet avantage. Après
l'effort, ils effectuent de concert toute sorte de gestes qu'ordonne
un chef de troupe. Dans leurs étirements, ils se sourient bêtement
comme des gens du troisième âge qui s'obligent à rester en forme.
Ils avaient pour une fois un excellent motif de retrouver leur
indépendance et divaguer plus libres et tranquilles. Pourquoi ne
l'ont-ils pas saisi ?
Pour
ma part, je choisis de prolonger les rêveries admises tant qu'il y a
du soleil, me sentant bien dans mon collant noir. Errant, suant et un
peu travesti, c'est assez comique de se sentir malgré tout justifié
par la norme.