Le
singe du mois s'appelait Richard Descoings. Il a été retrouvé mort
le 3 avril 2012 dans une chambre d'hôtel de New York, « comme
une rock star ». Ce n'est donc pas en mai de cette année. Ce
qui sort maintenant c'est un livre de Raphaëlle Bacqué, grande
rapporteuse au Monde,
sur la vie de ce haut déviant de la république, une biographie sur
laquelle on n'insistera pas. Ce qui nous intéresse ici, c'est
« comme une rock star » et de risquer une brève
comparaison entre deux archétypes de la décadence, disons Richie et
Micky.
Archétypes ?
Ça veut dire modèle original. Rien ni personne avant eux. En quoi
ils ne sont pas des singes. Vérifions.
L'un
fut énarque, conseiller d'Etat et surtout directeur de Sciences Po
de 1996 à son décès. L'autre démarre une nouvelle tournée
américaine demain, à San Diego, avec une bande de
jeunes nommés les Rolling Stones. Quoi de commun entre eux ? La
complexité. L'argent, le souffre, la rébellion, le besoin de
plaire, la réussite, la transgression, la bisexualité, la drogue,
les orgies, les changements de peau, le fait d'être double et même
multiple. Raphaëlle dit de Richie qu'il était « un personnage
riche, à la fois dieu et diable, décadent et volontaire,
charismatique et cruel ». On pourrait en dire autant de Micky.
Sauf que Micky n'est pas encore mort, pas du tout. Et il y a d'autres
différences.
D'abord
le look, ce qui se voit en premier. Richie est grand, hâve,
presque chauve, sanglé le jour dans des costumes gris ou marine. Il
a une tête de haut fonctionnaire fatigué. Parfois on devine une
prébarbe de hipster, mais il n'y a pas de photos de ses nuits folles
au Palace ou au Queen. Ou il les cache. C'est tout à fait le genre
qu'on raille du côté d'Edith Grove, dans la piaule sordide ou
s'entassaient les petits Stones, au début, pour copier le blues des
Noirs et survivre. Au contraire, dans le film Performance,
tourné en 68, on voit surgir d'un clair-obscur psychédélique la
biface sublime de Micky, importée dans le cerveau d'un mâle
« normal » qui ne sait plus qui il est.
On
peut commencer par la fin. La première question est celle de
l'autodestruction, cette fascination du pire qui a donné naissance
au Club des 27 (rock stars fauchées à 27 ans en pleine gloire par
toutes sortes d'excès), qui a compté des membres illustres. On va
le répéter : Micky, 72 ans en juillet prochain, n'en fait pas
partie. Après avoir prudemment abusé de toutes les substances, il
s'est souvenu vers 40 ans qu'il n'avait qu'un seul corps, citation
attribuée à son père prof de gym, et s'est mis à courir, avant et
pendant les spectacles, sur toutes les scènes du monde. Il a même
cessé de fumer, ne gardant que le sexe, adepte du mouvement et
surtout de l'avenir. Richie, lui, est mort à 53 ans d'une crise
cardiaque, non loin de ses médicaments et
escorté par deux « garçons ». Il se tenait au bord de
l'abîme, subissait des tensions insoutenables, buvait dix tasses de
café pour démarrer la journée. Il a disparu entre deux âges, n'a pas fondé le club des 53.
La
naissance, on ne choisit pas. Micky est né à Dartford, banlieue
de Londres, d'un prof d'EPS et d'une mère coiffeuse : pas le
prolétariat, la très petite bourgeoisie. Richie
naquit dans le VIIe arrondissement de Paris, de parents médecins
catholiques, ce qui le prédisposait à de bonnes études dans de
grands lycées comme Louis-le-Grand et Henri-IV. Ce
n'est pas du sang bleu qui coulait dans leurs veines mais si tu
ne peux pas toujours avoir ce que tu veux, tu peux obtenir parfois ce
qu'il te faut. Voire
plus : la crème de la crème. L'un s'est fait adouber
(tardivement) par la reine d'Angleterre, l'autre (assez tôt) par la
république française. Avec des arrières-pensées dans le camp de
l'ordre établi et des fulminations dans celui des rebelles.
Le
ressort de leur trajectoire c'est bien sûr l'ambition, et même
plus : la soif de gloire. Il y a des gens qui naissent avec ça,
certains n'y pensent même pas ou petit à petit. Quand il sort de
l'ENA en 1985, à la 10ème place, Richie n'appartient à aucun
cercle et frôle l'insignifiance. Plus tard, il servira la gauche
mitterrandienne (Michel Charras, Jack Lang...) et, au mépris de la
bien-pensance, la droite de Nicolas Sarkozy. Au début des Rolling
Stones, la place de Micky est pareillement discrète. Chanteur mais
pas leader en titre, il ne ressemble à personne, si ce n'est à un
nègre blanc. On peut le créditer d'aimer le blues... mais il rêve
quand même de devenir un riche homme d'affaires. Raison pour
laquelle il est entré à la London School of Economics,
l'équivalent de Sciences Po en Angleterre, établissement dont il ne
sortira qu'après avoir mesuré ses chances de devenir une pop star.
La
sexualité :
on y vient, on s'y arrête. Richie n'a pas fait mystère de ses
amours durables avec tel ancien énarque, devenu patron d'une grande
entreprise publique. Dans le Marais, il sortait avec des garçons, et
plus si affinités. A Sciences Po, son charisme lui valut une cour
d'admirateurs « Plug n' Play » (association des gays,
lesbiennes, bis, trans,
queers,
inters, hétéros
de l'école).
Il était marié (à une femme) par ailleurs. « Sous des dehors
policés, une façon de vivre assez déjantée », dit
Raphaëlle. Il n'empêche. Bisexuel, bipolaire, Richie avait deux
vies presque étanches car il protégeait beaucoup sa carrière. Il
réseautait. Au point d'inspirer à Raphaëlle, selon le JDD, cette
bio en forme de « radiographie du pouvoir gay en France ».
Pareille enquête eût-elle été possible dans le milieu des stars
du rock ? Ridicule ! Micky, l'homme aux 4000 conquêtes, a
pu coucher avec Bowie,
Noureev,
et
même Clapton, il a pu se travestir en drag queen au début des
années 70, il a peut-être
une grosse bite insatiable et infidèle ; il a toujours
surplombé les conjectures, les coteries, les clans, les militants de
tous les sexes. Pas homo, ni même bisexuel a dit une ancienne
amante : « Le sexe cosmique » ! Pas mal... Et
au grand jour : lèvres, jeu de scène, hanches étroites, ange
bleu, petit fauve, au moins sept enfants, devenu Sir et
arrière-grand-père, et toujours la même distinction animale.
Mieux : l'orientation sexuelle de Micky, comme celle des dieux,
n'a jamais eu d'importance dans le cœur des fans.
Si
l'homme est ce qu'il fait, alors considérons l'oeuvre. Richie
a fait entrer les banlieues à Sciences Po. C'est ce qu'on dit.
« Encourager la France des Mohamed et des Souliman »,
c'est ce qu'il voulait. Les faits sont là : avec lui,
la part de boursiers est passée de 6 % à 26 % des effectifs de
l'école, eux-mêmes en hausse très sensible. Dans le même temps,
les droits de scolarité ont bondi autour de 10 000 € pour les plus
aisés. Un système de discrimination positive pas tout à fait
républicain. Disons une « université sélective » :
ce sont ses mots en 2011, juste avant les polémiques sur son salaire
(27 000 € par mois) et sa gestion de l'école qui ont hâté sa
fin. A-t-il écrit Surveiller et punir ou Histoire de la
sexualité en s'armant certaines nuits d'un fouet et de gants de
cuir sur le chemin des backrooms ? Non, mais Micky non plus. Micky
est très intelligent mais ce n'est pas un intellectuel comme Michel
Foucault. Ce n'est pas non plus un chef de clan qu'on découvre à sa
mort, entouré de ministres et de disciples dévastés par le retour
de l'ennui sur les autoroutes du pouvoir. Il a écrit et porté sur
scène, avec son corps, avec son groupe, au présent continu, des
morceaux de musique qui concernent des millions de gens. C'est
pourquoi il est très riche, mais il ne s'en contente pas. Il veut
encore enflammer les stades. Micky se présente chaque soir devant un
réseau de 80 000 personnes de toute condition qui ne se connaissent
pas, n'ont rien à faire ensemble que vérifier si sa légende est
intacte, ou fausse, ou inutile car ce dieu blanc n'est qu'un homme
noir, au fond. Et tous, ils jouiront de cette confusion-effusion, de
sentir ce qu'est le blues quand il monte et frappe, et caresse leur
propre histoire.
Richie
a débordé sa vie en critiquant le conformisme des grandes écoles
par où il est passé, en traquant l'excellence dans les palais et
la jouissance dans les boîtes de nuit. Il a détourné bien des âmes
et touché bien des corps. Il a connu les outrances des riches
pressurisés qui se sentent avoir des droits illimités quand les
dossiers dorment enfin : cerveaux, nichons et pectoraux à
volonté. Des lupanars de Rome au Sofitel de New York, il n'a pas été
le premier des débauchés. Petit milieu quand même... De Micky, on
dira seulement qu'il a eu tort ou raison de parodier Mick Jagger.