vendredi 22 mai 2015

Le singe de mai


Le singe du mois s'appelait Richard Descoings. Il a été retrouvé mort le 3 avril 2012 dans une chambre d'hôtel de New York, « comme une rock star ». Ce n'est donc pas en mai de cette année. Ce qui sort maintenant c'est un livre de Raphaëlle Bacqué, grande rapporteuse au Monde, sur la vie de ce haut déviant de la république, une biographie sur laquelle on n'insistera pas. Ce qui nous intéresse ici, c'est « comme une rock star » et de risquer une brève comparaison entre deux archétypes de la décadence, disons Richie et Micky.

Archétypes ? Ça veut dire modèle original. Rien ni personne avant eux. En quoi ils ne sont pas des singes. Vérifions.

L'un fut énarque, conseiller d'Etat et surtout directeur de Sciences Po de 1996 à son décès. L'autre démarre une nouvelle tournée américaine demain, à San Diego, avec une bande de jeunes nommés les Rolling Stones. Quoi de commun entre eux ? La complexité. L'argent, le souffre, la rébellion, le besoin de plaire, la réussite, la transgression, la bisexualité, la drogue, les orgies, les changements de peau, le fait d'être double et même multiple. Raphaëlle dit de Richie qu'il était « un personnage riche, à la fois dieu et diable, décadent et volontaire, charismatique et cruel ». On pourrait en dire autant de Micky. Sauf que Micky n'est pas encore mort, pas du tout. Et il y a d'autres différences.

D'abord le look, ce qui se voit en premier. Richie est grand, hâve, presque chauve, sanglé le jour dans des costumes gris ou marine. Il a une tête de haut fonctionnaire fatigué. Parfois on devine une prébarbe de hipster, mais il n'y a pas de photos de ses nuits folles au Palace ou au Queen. Ou il les cache. C'est tout à fait le genre qu'on raille du côté d'Edith Grove, dans la piaule sordide ou s'entassaient les petits Stones, au début, pour copier le blues des Noirs et survivre. Au contraire, dans le film Performance, tourné en 68, on voit surgir d'un clair-obscur psychédélique la biface sublime de Micky, importée dans le cerveau d'un mâle « normal » qui ne sait plus qui il est.

On peut commencer par la fin. La première question est celle de l'autodestruction, cette fascination du pire qui a donné naissance au Club des 27 (rock stars fauchées à 27 ans en pleine gloire par toutes sortes d'excès), qui a compté des membres illustres. On va le répéter : Micky, 72 ans en juillet prochain, n'en fait pas partie. Après avoir prudemment abusé de toutes les substances, il s'est souvenu vers 40 ans qu'il n'avait qu'un seul corps, citation attribuée à son père prof de gym, et s'est mis à courir, avant et pendant les spectacles, sur toutes les scènes du monde. Il a même cessé de fumer, ne gardant que le sexe, adepte du mouvement et surtout de l'avenir. Richie, lui, est mort à 53 ans d'une crise cardiaque, non loin de ses médicaments et escorté par deux « garçons ». Il se tenait au bord de l'abîme, subissait des tensions insoutenables, buvait dix tasses de café pour démarrer la journée. Il a disparu entre deux âges, n'a pas fondé le club des 53.

La naissance, on ne choisit pas. Micky est né à Dartford, banlieue de Londres, d'un prof d'EPS et d'une mère coiffeuse : pas le prolétariat, la très petite bourgeoisie. Richie naquit dans le VIIe arrondissement de Paris, de parents médecins catholiques, ce qui le prédisposait à de bonnes études dans de grands lycées comme Louis-le-Grand et Henri-IV. Ce n'est pas du sang bleu qui coulait dans leurs veines mais si tu ne peux pas toujours avoir ce que tu veux, tu peux obtenir parfois ce qu'il te faut. Voire plus : la crème de la crème. L'un s'est fait adouber (tardivement) par la reine d'Angleterre, l'autre (assez tôt) par la république française. Avec des arrières-pensées dans le camp de l'ordre établi et des fulminations dans celui des rebelles.

Le ressort de leur trajectoire c'est bien sûr l'ambition, et même plus : la soif de gloire. Il y a des gens qui naissent avec ça, certains n'y pensent même pas ou petit à petit. Quand il sort de l'ENA en 1985, à la 10ème place, Richie n'appartient à aucun cercle et frôle l'insignifiance. Plus tard, il servira la gauche mitterrandienne (Michel Charras, Jack Lang...) et, au mépris de la bien-pensance, la droite de Nicolas Sarkozy. Au début des Rolling Stones, la place de Micky est pareillement discrète. Chanteur mais pas leader en titre, il ne ressemble à personne, si ce n'est à un nègre blanc. On peut le créditer d'aimer le blues... mais il rêve quand même de devenir un riche homme d'affaires. Raison pour laquelle il est entré à la London School of Economics, l'équivalent de Sciences Po en Angleterre, établissement dont il ne sortira qu'après avoir mesuré ses chances de devenir une pop star.

La sexualité : on y vient, on s'y arrête. Richie n'a pas fait mystère de ses amours durables avec tel ancien énarque, devenu patron d'une grande entreprise publique. Dans le Marais, il sortait avec des garçons, et plus si affinités. A Sciences Po, son charisme lui valut une cour d'admirateurs « Plug n' Play » (association des gays, lesbiennes, bis, trans, queers, inters, hétéros  de l'école). Il était marié (à une femme) par ailleurs. « Sous des dehors policés, une façon de vivre assez déjantée », dit Raphaëlle. Il n'empêche. Bisexuel, bipolaire, Richie avait deux vies presque étanches car il protégeait beaucoup sa carrière. Il réseautait. Au point d'inspirer à Raphaëlle, selon le JDD, cette bio en forme de « radiographie du pouvoir gay en France ». Pareille enquête eût-elle été possible dans le milieu des stars du rock ? Ridicule ! Micky, l'homme aux 4000 conquêtes, a pu coucher avec Bowie, Noureev, et même Clapton, il a pu se travestir en drag queen au début des années 70, il a peut-être une grosse bite insatiable et infidèle ; il a toujours surplombé les conjectures, les coteries, les clans, les militants de tous les sexes. Pas homo, ni même bisexuel a dit une ancienne amante : « Le sexe cosmique » ! Pas mal... Et au grand jour : lèvres, jeu de scène, hanches étroites, ange bleu, petit fauve, au moins sept enfants, devenu Sir et arrière-grand-père, et toujours la même distinction animale. Mieux : l'orientation sexuelle de Micky, comme celle des dieux, n'a jamais eu d'importance dans le cœur des fans.

Si l'homme est ce qu'il fait, alors considérons l'oeuvre. Richie a fait entrer les banlieues à Sciences Po. C'est ce qu'on dit. « Encourager la France des Mohamed et des Souliman », c'est ce qu'il voulait. Les faits sont là : avec lui,  la part de boursiers est passée de 6 % à 26 % des effectifs de l'école, eux-mêmes en hausse très sensible. Dans le même temps, les droits de scolarité ont bondi autour de 10 000 € pour les plus aisés. Un système de discrimination positive pas tout à fait républicain. Disons une « université sélective » : ce sont ses mots en 2011, juste avant les polémiques sur son salaire (27 000 € par mois) et sa gestion de l'école qui ont hâté sa fin. A-t-il écrit Surveiller et punir ou Histoire de la sexualité en s'armant certaines nuits d'un fouet et de gants de cuir sur le chemin des backrooms ? Non, mais Micky non plus. Micky est très intelligent mais ce n'est pas un intellectuel comme Michel Foucault. Ce n'est pas non plus un chef de clan qu'on découvre à sa mort, entouré de ministres et de disciples dévastés par le retour de l'ennui sur les autoroutes du pouvoir. Il a écrit et porté sur scène, avec son corps, avec son groupe, au présent continu, des morceaux de musique qui concernent des millions de gens. C'est pourquoi il est très riche, mais il ne s'en contente pas. Il veut encore enflammer les stades. Micky se présente chaque soir devant un réseau de 80 000 personnes de toute condition qui ne se connaissent pas, n'ont rien à faire ensemble que vérifier si sa légende est intacte, ou fausse, ou inutile car ce dieu blanc n'est qu'un homme noir, au fond. Et tous, ils jouiront de cette confusion-effusion, de sentir ce qu'est le blues quand il monte et frappe, et caresse leur propre histoire.

Richie a débordé sa vie en critiquant le conformisme des grandes écoles par où il est passé, en traquant l'excellence dans les palais et la jouissance dans les boîtes de nuit. Il a détourné bien des âmes et touché bien des corps. Il a connu les outrances des riches pressurisés qui se sentent avoir des droits illimités quand les dossiers dorment enfin : cerveaux, nichons et pectoraux à volonté. Des lupanars de Rome au Sofitel de New York, il n'a pas été le premier des débauchés. Petit milieu quand même... De Micky, on dira seulement qu'il a eu tort ou raison de parodier Mick Jagger.


Crom21 (sur une idée de RM)

mardi 12 mai 2015

Sous les signes du hipster


La couv' des Inrocks de la semaine du 22 au 28 avril dernier a remplacé Bébel dans l'affiche du film Peur sur la ville par un hipster coquet sans frontières – sauf celles du style. Je découvre une enquête constat-effet sur la gentrification, phénomène socio-économique d'embourgeoisement des quartiers populaires colonisés par la classe moyenne et vidés de ses « authentiques » ouvriers, sans que l'on puisse parler de mixité sociale. L'article se finit par un catalogue d'accessoires qui valent présomptions plus ou moins irréfragables de vivre dans un quartier hipsterisé. Pas un mot de sémiologie sur le sens du signifiant hipster, ni de fouille du «profil sociologique difficile à cerner » mais au style trinitaire bien défini : pilosité faciale, jean retroussé, bonnet. A la manière d'un édito de magazine de mode, le fascinant sociotype est réduit à sa panoplie de signes obligatoires, dans le décor attendu, avec pour seule psychologie une introspection cosmétique de terrasse de café : ce hipster, n'est-ce pas mon « reflet dans ce miroir chiné ? » Sont mentionnés au passage le café latte, le MacBook d'Apple, la table en bois patiné, etc. Voilà de quoi réaliser le storyboard de pub d'une marque vintage. Je vois déjà la mine entendue du responsable marketing : « Nous, on est résolument sur un positionnement rétro, jeune et branché. »

On parle beaucoup des éléments visibles pour qualifier le hipster, en évitant d'aller sous le bonnet à cause de « sa réalité sociologique floue ». Une intuition me pousse à inverser la démarche : si on s'en tient aux chemises à carreaux et à la barbe, le jeune hipster d'aujourd'hui est le hippy d'hier, et sera le bobo de demain quand il aura franchi le cap de l'adolescence prolongée. Il pouvait être ce disquaire barbu qui vendait passionnément des CD pirates des Stones dans sa sombre boutique de province avant l'existence de Youtube... Ni la barbe, ni les vinyles, ni les vieux t-shirt n'appartiennent au hipster. Il n'y a donc pas de propriété dans les éléments de look, qui renvoient surtout à l'arbitraire d'une tendance au démodé et à la bohème, adoptée pour les besoins de la distinction sociale. Démarche anti-rimbaldienne. Ici, les poches crevées doivent se montrer par et à travers une certaine façon de consommer, le choix d'un « système de signes », pour reprendre l'expression de Baudrillard, qui offre des différences par le biais d'objets. Et produit toujours son système de singes.

Au-delà des signes, le paysage mental d'un hippy des années 1960, voire d'un hipster au sens premier du terme - un blanc amateur de jazz - et celui d'un hipster 2015 me semblent tout différents, bien qu'ils aient la même racine « hip ». Je vois le hippy comme l'acteur d'une contre-culture rejetant la société de consommation et ses gratifications sociales pour tenter de partager en communauté un idéal d'amour et de sensations ; il refuse la domination et rêve d'horizontalité planante et sensuelle. Le hipster actuel est un rebelle confortable qui s'encanaille en manipulant à son profit les codes du vintage et de l'authenticité ; il est un opportuniste qui joue la comédie du désenchantement pour qu'on la prenne au sérieux. Ses introversions cachent un complexe de supériorité, qui n'est qu'un snobisme étroit, ne voulant pas trop dire, pas trop s'enthousiasmer, contenant son ivresse et sa générosité. Il veut qu'on le voie lire les poètes maudits aux terrasses des cafés mais ne se sent aucune sympathie pour les véritables marginaux et déclassés sublimes, ceux qui peuvent aimer se raser le matin pour garder une certaine dignité.

Au fond, la moue renfrognée du hipster porte une déception : il ne croit plus aux utopies collectives, déception post-gauchiste tombée dans le domaine public. Et une lâcheté : il est trop gâté pour penser en terme de contre-culture. Il préfère puiser dans les vieilleries de la société d'abondance ante Internet, et utilise une culture confidentielle, alternative et nostalgique pour densifier ses poses. Libre à moi de préférer, à certaines heures, ceux qui ont un rapport plus direct à la consommation, ceux qui ne jurent que par l'objet neuf et cher pour montrer leur statut. Ceux-là ne présument pas la culture livresque derrière leurs apparences, ils montrent leur position sociale par le social, ils ne revendiquent par leur paradis perdu, leur authenticité ; ils en parlent dans des moments de confidences, de passion pour l'histoire ou de frissons sur Beethoven ; l'éprouvent seuls à l'ombre, chez eux. Le hipster est beaucoup plus froid avec la culture et l'art, puisqu'il se pose en connaisseur-montreur. Ce n'est pas étonnant qu'il affectionne les musiques électroniques - jamais commerciales bien entendu - le rythme régulier des beats permettant de garder la tête froide, de ne jamais quitter son personnage, de garder un pied dans l'urbanité libérale, festive, cosmopolite.

L'accessoire barbe est là pour donner un peu de rugosité, une urgence de virilité en contrepoint de la coquetterie et de la monomanie vestimentaire. Pourtant, la pilosité faciale est devenue l'attribut lisse du mâle branché, récupéré par la publicité, argument de séduction auprès des femmes qui l'aiment orgueilleusement. Au lieu de signifier résistance et vraie négligence masculine qui se fout de plaire, la barbe du hipster est taillée comme les cheveux au sortir du coiffeur, soignée comme les ongles après la manucure. C'est à se demander si elle lui appartient réellement, cette barbe, si elle n'est pas aux mains de sa hipsterette lui disant chaque matin : « Ne te rase pas, s'il te plaît, tu es trop chou comme cela. » On notera que Delon ou Belmondo étaient rasés de près dans la plupart de leurs films et n'en étaient pas moins virils, rebelles et parfois machos...

N'y-a-t-il pas, au fond, une sorte de détestation de nos origines gauloises et rabelaisiennes, du saucisson et du vin rouge dans ce (cette) minet(te) mondialisé(e) qui préfère fréquenter les coffee shops, parler de littérature étrangère et se répandre en anecdotes de voyages ?... On peut même se demander si le snobisme culturel-vestimentaire, sous les promesses de simplicité et d'authenticité, ne masque pas une troisième couche, plus profonde, de répugnance à l'égard des « gens du bas » ou d'ailleurs, contraints de s'installer à la périphérie des grandes villes.

Après tout, le hipster n'est ni un homme, ni une femme. Il n'est pas un individu en particulier puisque peuvent être hipsters par le style l'étudiante en droit, le videur de boîte de nuit, le vendeur de fringues ou le « créa » dans une boîte de com'. Il est un signe circulant qui s'adosse aux individus et se nourrit de leur fascination/détestation, une opportunité commerciale ou identitaire qui renvoie toujours à une volonté de pouvoir dans l'ordre social, où se joue éternellement la querelle des égos.

D'ailleurs, le mot a sa page Facebook, où il n'est question que de plébisciter les marques et les coupes de cheveux portées par de beaux jeunes gens. Mais les individus libres ne choisissent pas pour ou contre le hipster, ils choisissent de ne pas obéir à la tyrannie des signes. Ils savent sortir la nuit seuls, barbus ou pas. Ils n'ont pas eu le temps de retrousser leur jean – ils n'y ont même pas pensé. Ils sortent pour respirer dans les rues désertes, assez loin des terrasses. Ils coupent avec le social pour se raccrocher au monde. Et se récitent des vers à eux-mêmes, jusqu'à la nausée, car ils se trouvent absurdes à cet instant. Enfin, fatigués du spectacle, ils tombent amoureux du silence.

RM