mardi 12 mai 2015

Sous les signes du hipster


La couv' des Inrocks de la semaine du 22 au 28 avril dernier a remplacé Bébel dans l'affiche du film Peur sur la ville par un hipster coquet sans frontières – sauf celles du style. Je découvre une enquête constat-effet sur la gentrification, phénomène socio-économique d'embourgeoisement des quartiers populaires colonisés par la classe moyenne et vidés de ses « authentiques » ouvriers, sans que l'on puisse parler de mixité sociale. L'article se finit par un catalogue d'accessoires qui valent présomptions plus ou moins irréfragables de vivre dans un quartier hipsterisé. Pas un mot de sémiologie sur le sens du signifiant hipster, ni de fouille du «profil sociologique difficile à cerner » mais au style trinitaire bien défini : pilosité faciale, jean retroussé, bonnet. A la manière d'un édito de magazine de mode, le fascinant sociotype est réduit à sa panoplie de signes obligatoires, dans le décor attendu, avec pour seule psychologie une introspection cosmétique de terrasse de café : ce hipster, n'est-ce pas mon « reflet dans ce miroir chiné ? » Sont mentionnés au passage le café latte, le MacBook d'Apple, la table en bois patiné, etc. Voilà de quoi réaliser le storyboard de pub d'une marque vintage. Je vois déjà la mine entendue du responsable marketing : « Nous, on est résolument sur un positionnement rétro, jeune et branché. »

On parle beaucoup des éléments visibles pour qualifier le hipster, en évitant d'aller sous le bonnet à cause de « sa réalité sociologique floue ». Une intuition me pousse à inverser la démarche : si on s'en tient aux chemises à carreaux et à la barbe, le jeune hipster d'aujourd'hui est le hippy d'hier, et sera le bobo de demain quand il aura franchi le cap de l'adolescence prolongée. Il pouvait être ce disquaire barbu qui vendait passionnément des CD pirates des Stones dans sa sombre boutique de province avant l'existence de Youtube... Ni la barbe, ni les vinyles, ni les vieux t-shirt n'appartiennent au hipster. Il n'y a donc pas de propriété dans les éléments de look, qui renvoient surtout à l'arbitraire d'une tendance au démodé et à la bohème, adoptée pour les besoins de la distinction sociale. Démarche anti-rimbaldienne. Ici, les poches crevées doivent se montrer par et à travers une certaine façon de consommer, le choix d'un « système de signes », pour reprendre l'expression de Baudrillard, qui offre des différences par le biais d'objets. Et produit toujours son système de singes.

Au-delà des signes, le paysage mental d'un hippy des années 1960, voire d'un hipster au sens premier du terme - un blanc amateur de jazz - et celui d'un hipster 2015 me semblent tout différents, bien qu'ils aient la même racine « hip ». Je vois le hippy comme l'acteur d'une contre-culture rejetant la société de consommation et ses gratifications sociales pour tenter de partager en communauté un idéal d'amour et de sensations ; il refuse la domination et rêve d'horizontalité planante et sensuelle. Le hipster actuel est un rebelle confortable qui s'encanaille en manipulant à son profit les codes du vintage et de l'authenticité ; il est un opportuniste qui joue la comédie du désenchantement pour qu'on la prenne au sérieux. Ses introversions cachent un complexe de supériorité, qui n'est qu'un snobisme étroit, ne voulant pas trop dire, pas trop s'enthousiasmer, contenant son ivresse et sa générosité. Il veut qu'on le voie lire les poètes maudits aux terrasses des cafés mais ne se sent aucune sympathie pour les véritables marginaux et déclassés sublimes, ceux qui peuvent aimer se raser le matin pour garder une certaine dignité.

Au fond, la moue renfrognée du hipster porte une déception : il ne croit plus aux utopies collectives, déception post-gauchiste tombée dans le domaine public. Et une lâcheté : il est trop gâté pour penser en terme de contre-culture. Il préfère puiser dans les vieilleries de la société d'abondance ante Internet, et utilise une culture confidentielle, alternative et nostalgique pour densifier ses poses. Libre à moi de préférer, à certaines heures, ceux qui ont un rapport plus direct à la consommation, ceux qui ne jurent que par l'objet neuf et cher pour montrer leur statut. Ceux-là ne présument pas la culture livresque derrière leurs apparences, ils montrent leur position sociale par le social, ils ne revendiquent par leur paradis perdu, leur authenticité ; ils en parlent dans des moments de confidences, de passion pour l'histoire ou de frissons sur Beethoven ; l'éprouvent seuls à l'ombre, chez eux. Le hipster est beaucoup plus froid avec la culture et l'art, puisqu'il se pose en connaisseur-montreur. Ce n'est pas étonnant qu'il affectionne les musiques électroniques - jamais commerciales bien entendu - le rythme régulier des beats permettant de garder la tête froide, de ne jamais quitter son personnage, de garder un pied dans l'urbanité libérale, festive, cosmopolite.

L'accessoire barbe est là pour donner un peu de rugosité, une urgence de virilité en contrepoint de la coquetterie et de la monomanie vestimentaire. Pourtant, la pilosité faciale est devenue l'attribut lisse du mâle branché, récupéré par la publicité, argument de séduction auprès des femmes qui l'aiment orgueilleusement. Au lieu de signifier résistance et vraie négligence masculine qui se fout de plaire, la barbe du hipster est taillée comme les cheveux au sortir du coiffeur, soignée comme les ongles après la manucure. C'est à se demander si elle lui appartient réellement, cette barbe, si elle n'est pas aux mains de sa hipsterette lui disant chaque matin : « Ne te rase pas, s'il te plaît, tu es trop chou comme cela. » On notera que Delon ou Belmondo étaient rasés de près dans la plupart de leurs films et n'en étaient pas moins virils, rebelles et parfois machos...

N'y-a-t-il pas, au fond, une sorte de détestation de nos origines gauloises et rabelaisiennes, du saucisson et du vin rouge dans ce (cette) minet(te) mondialisé(e) qui préfère fréquenter les coffee shops, parler de littérature étrangère et se répandre en anecdotes de voyages ?... On peut même se demander si le snobisme culturel-vestimentaire, sous les promesses de simplicité et d'authenticité, ne masque pas une troisième couche, plus profonde, de répugnance à l'égard des « gens du bas » ou d'ailleurs, contraints de s'installer à la périphérie des grandes villes.

Après tout, le hipster n'est ni un homme, ni une femme. Il n'est pas un individu en particulier puisque peuvent être hipsters par le style l'étudiante en droit, le videur de boîte de nuit, le vendeur de fringues ou le « créa » dans une boîte de com'. Il est un signe circulant qui s'adosse aux individus et se nourrit de leur fascination/détestation, une opportunité commerciale ou identitaire qui renvoie toujours à une volonté de pouvoir dans l'ordre social, où se joue éternellement la querelle des égos.

D'ailleurs, le mot a sa page Facebook, où il n'est question que de plébisciter les marques et les coupes de cheveux portées par de beaux jeunes gens. Mais les individus libres ne choisissent pas pour ou contre le hipster, ils choisissent de ne pas obéir à la tyrannie des signes. Ils savent sortir la nuit seuls, barbus ou pas. Ils n'ont pas eu le temps de retrousser leur jean – ils n'y ont même pas pensé. Ils sortent pour respirer dans les rues désertes, assez loin des terrasses. Ils coupent avec le social pour se raccrocher au monde. Et se récitent des vers à eux-mêmes, jusqu'à la nausée, car ils se trouvent absurdes à cet instant. Enfin, fatigués du spectacle, ils tombent amoureux du silence.

RM

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