La
couv' des Inrocks de la semaine du 22 au 28 avril dernier a remplacé
Bébel dans l'affiche du film Peur
sur la ville par
un hipster coquet sans frontières – sauf celles du style. Je
découvre une enquête constat-effet sur la gentrification, phénomène
socio-économique d'embourgeoisement des quartiers populaires
colonisés par la classe moyenne et vidés de ses « authentiques »
ouvriers, sans que l'on puisse parler de mixité sociale. L'article
se finit par un catalogue d'accessoires qui valent présomptions plus
ou moins irréfragables de vivre dans un quartier hipsterisé. Pas un
mot de sémiologie sur le sens du signifiant hipster, ni de fouille
du «profil sociologique difficile à cerner » mais au style
trinitaire bien défini : pilosité faciale, jean retroussé,
bonnet. A la manière d'un édito de magazine de mode, le fascinant
sociotype est réduit à sa panoplie de signes obligatoires, dans le
décor attendu, avec pour seule psychologie une introspection
cosmétique de terrasse de café : ce hipster, n'est-ce pas mon
« reflet dans ce miroir chiné ? » Sont mentionnés
au passage le café latte, le MacBook d'Apple, la table en bois
patiné, etc. Voilà de quoi réaliser le storyboard de pub d'une
marque vintage. Je vois déjà la mine entendue du responsable
marketing : « Nous, on est résolument sur un positionnement
rétro, jeune et branché. »
On
parle beaucoup des éléments visibles pour qualifier le hipster, en
évitant d'aller sous le bonnet à cause de « sa réalité
sociologique floue ». Une intuition me pousse à inverser la
démarche : si on s'en tient aux chemises à carreaux et à la barbe,
le jeune hipster d'aujourd'hui est le hippy d'hier, et sera le bobo
de demain quand il aura franchi le cap de l'adolescence prolongée.
Il pouvait être ce disquaire barbu qui vendait passionnément des CD
pirates des Stones dans sa sombre boutique de province avant
l'existence de Youtube... Ni la barbe, ni les vinyles, ni les vieux
t-shirt n'appartiennent au hipster. Il n'y a donc pas de propriété
dans les éléments de look, qui renvoient surtout à l'arbitraire
d'une tendance au démodé et à la bohème, adoptée pour les
besoins de la distinction sociale. Démarche anti-rimbaldienne. Ici,
les poches crevées doivent se montrer par et à travers une
certaine façon de consommer, le choix d'un « système de
signes », pour reprendre l'expression de Baudrillard, qui offre
des différences par le biais d'objets. Et produit toujours son
système de singes.
Au-delà
des signes, le paysage mental d'un hippy des années 1960, voire d'un
hipster au sens premier du terme - un blanc amateur de jazz - et
celui d'un hipster 2015 me semblent tout différents, bien qu'ils
aient la même racine « hip ». Je vois le hippy comme
l'acteur d'une contre-culture rejetant la société de consommation
et ses gratifications sociales pour tenter de partager en communauté
un idéal d'amour et de sensations ; il refuse la domination et rêve
d'horizontalité planante et sensuelle. Le hipster actuel est un
rebelle confortable qui s'encanaille en manipulant à son profit les
codes du vintage et de l'authenticité ; il est un opportuniste
qui joue la comédie du désenchantement pour qu'on la prenne au
sérieux. Ses introversions cachent un complexe de supériorité, qui
n'est qu'un snobisme étroit, ne voulant pas trop dire, pas trop
s'enthousiasmer, contenant son ivresse et sa générosité. Il veut
qu'on le voie lire les poètes maudits aux terrasses des cafés mais
ne se sent aucune sympathie pour les véritables marginaux et
déclassés sublimes, ceux qui peuvent aimer se raser le matin pour
garder une certaine dignité.
Au
fond, la moue renfrognée du hipster porte une déception : il
ne croit plus aux utopies collectives, déception post-gauchiste
tombée dans le domaine public. Et une lâcheté : il est trop
gâté pour penser en terme de contre-culture. Il préfère puiser
dans les vieilleries de la société d'abondance ante Internet,
et utilise une culture confidentielle, alternative et nostalgique
pour densifier ses poses. Libre à moi de préférer, à certaines
heures, ceux qui ont un rapport plus direct à la consommation, ceux
qui ne jurent que par l'objet neuf et cher pour montrer leur statut.
Ceux-là ne présument pas la culture livresque derrière leurs
apparences, ils montrent leur position sociale par le social, ils ne
revendiquent par leur paradis perdu, leur authenticité ; ils en
parlent dans des moments de confidences, de passion pour l'histoire
ou de frissons sur Beethoven ; l'éprouvent seuls à l'ombre,
chez eux. Le hipster est beaucoup plus froid avec la culture et
l'art, puisqu'il se pose en connaisseur-montreur. Ce n'est pas
étonnant qu'il affectionne les musiques électroniques - jamais
commerciales bien entendu - le rythme régulier des beats permettant
de garder la tête froide, de ne jamais quitter son personnage, de
garder un pied dans l'urbanité libérale, festive, cosmopolite.
L'accessoire
barbe est là pour donner un peu de rugosité, une urgence de
virilité en contrepoint de la coquetterie et de la monomanie
vestimentaire. Pourtant, la pilosité faciale est devenue l'attribut
lisse du mâle branché, récupéré par la publicité, argument de
séduction auprès des femmes qui l'aiment orgueilleusement. Au lieu
de signifier résistance et vraie négligence masculine qui se fout
de plaire, la barbe du hipster est taillée comme les cheveux au
sortir du coiffeur, soignée comme les ongles après la manucure.
C'est à se demander si elle lui appartient réellement, cette barbe,
si elle n'est pas aux mains de sa hipsterette lui disant chaque
matin : « Ne te rase pas, s'il te plaît, tu es trop chou
comme cela. » On notera que Delon ou Belmondo étaient rasés
de près dans la plupart de leurs films et n'en étaient pas moins
virils, rebelles et parfois machos...
N'y-a-t-il
pas, au fond, une sorte de détestation de nos origines gauloises et
rabelaisiennes, du saucisson et du vin rouge dans ce (cette)
minet(te) mondialisé(e) qui préfère fréquenter les coffee shops,
parler de littérature étrangère et se répandre en anecdotes de
voyages ?... On peut même se demander si le snobisme
culturel-vestimentaire, sous les promesses de simplicité et
d'authenticité, ne masque pas une troisième couche, plus profonde,
de répugnance à l'égard des « gens du bas » ou
d'ailleurs, contraints de s'installer à la périphérie des grandes
villes.
Après
tout, le hipster n'est ni un homme, ni une femme. Il n'est pas un
individu en particulier puisque peuvent être hipsters par le style
l'étudiante en droit, le videur de boîte de nuit, le vendeur de
fringues ou le « créa »
dans une boîte de com'. Il est un signe circulant qui s'adosse aux
individus et se nourrit de leur fascination/détestation, une
opportunité commerciale ou identitaire qui renvoie toujours à une
volonté de pouvoir dans l'ordre social, où se joue éternellement
la querelle des égos.
D'ailleurs,
le mot a sa page Facebook, où il n'est question que de
plébisciter les marques et les coupes de cheveux portées par de
beaux jeunes gens. Mais les individus libres ne choisissent pas pour
ou contre le hipster, ils choisissent de ne pas obéir à la tyrannie
des signes. Ils savent sortir la nuit seuls, barbus ou pas. Ils
n'ont pas eu le temps de retrousser leur jean – ils n'y ont même
pas pensé. Ils sortent pour respirer dans les rues désertes, assez
loin des terrasses. Ils coupent avec le social pour se raccrocher au
monde. Et se récitent des vers à eux-mêmes, jusqu'à la nausée,
car ils se trouvent absurdes à cet instant. Enfin, fatigués du
spectacle, ils tombent amoureux du silence.
RM
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