lundi 27 avril 2015

Le singe d'avril


Serge July a sorti fin janvier son Dictionnaire amoureux du journalisme et il s'en va partout prédisant que l'avenir du journalisme, « métier de merde pour le public », c'est l'information contre la communication, la vérification contre la défiance généralisée. Ce métier qu'il aime tant, comme jadis la Révolution, il ne le voit pas disparaître dans la révolution numérique, mais au contraire renaître dans les réseaux : «Plus il y a d'Internet, plus il faut vérifier et plus il y aura besoin de journalistes.» Optimiste, July.

Et il s'en va partout dire la bonne nouvelle, de sa voix nasale et distanciée, même en province où il a fallu un article dans une gazette gratuite pour que je découvre, seulement en avril, l'existence de cette somme (plus de 900 pages, 141 entrées). Je devrais mieux lire, entendre et voir. Donc : singe en hiver plutôt que d'avril, avec les excuses du blogueur.

La question n'est pas celle des dates. Mon scrupule, c'est le singe. Admirateur de la presse américaine (libre et indépendante par définition), Serge July a probablement voulu imiter le Washington Post quand il a lancé, en 1981, la deuxième formule de Libération : facts are facts, pas de confusion, pas d'opinion, pas de littérature... Il a probablement singé l'esprit d'entreprise, important la pub et la finance dans un journal né maoïste, s'est vu en Citizen Kane au plus fort de Libé, à la fin des années 80, costume rayé et cigare, quand les tirages dépassaient cent mille exemplaires... Viré consentant en 2006 du quotidien qu'il fonda avec Sartre en 73, il répète aujourd'hui qu'il faut faire de l'information débarrassée de sa « gangue communicationnelle », du multimédia certes, mais vérifié dans le flux continu, ce qu'on appelle aux USA le « fact checking » ou l'analyse en temps réel du vrai et du faux, la validation en simultané.

La vérification comme accomplissement supérieur du métier de journaliste, lui-même soumis à la seule religion des faits ? Quel est ce gris de commissariat sur le front du grand singe qui libéra la presse française de ses veilles opinions, de ses lourdes accointances, de l'esprit de sérieux et même du vieux rire satirique ? Nous parlons ici de la dimension culturelle d'un journal qui fut exactement dans le mouvement du monde jusqu'à la fin des années 90. Nous parlons des « années Libé ».

Comme ce blog n'est pas un journal d'information, je vais parler de mes propres années Libé. Et citer des noms.

Des gens comme Serge Daney, Bayon, Sorj Chalandon, Gérard Lefort, Robert Maggiori, Jean Hatzfeld,  Louella Intérim (!), n'étaient pas des vérificateurs. Non, c'étaient des écrivains, des artistes, des profs de philo, des intellos, des cinglés, des homos, des folles, des passeurs, des autretés... Il y avait les éditos tournants de Marc Kravetz et Gérard Dupuy et, bien sûr, ceux de July qui essayait toujours de prédire ce qu'allait faire ou devait faire François Mitterrand, et on aurait dit que le Président s'échinait à déjouer tous les plans de July. Les plumes invitées, les petites annonces... La titraille-mitraille, les jeux de mots... Le rire du faible au fort. On ne comprenait pas toujours ce qu'ils disaient mais on se sentait intelligent rien qu'à les lire.

Moi, je les lisais comme auteurs d'une impitoyable et souvent hilarante liberté. J'aimais passionnément le rock mais les rock critics français avaient quelque chose d'étroit qui tentait de tout satelliser dans une posture unique, infantile et totalitaire. Pour moi, l'incompréhensible Bayon les surplombait tous, Manœuvre et Eudeline réunis. Libé me permettait d'élargir tous les jours Rock&Folk. Et puis, le cinéma : je ne suis pas devenu cinéphile pour autant mais les articles des ciné-fils se parcouraient comme des montagnes d'imaginaire. Ainsi j'étais informé, branché, nourri, vu de ma province... C'était tellement écrit que ça remplaçait tous les livres : danger !

On parlait d'un ton, je voyais plutôt un style. Avoir Libé sous le bras et du cuir sur les épaules, le déplier au Bar des Sports ou dans une brasserie Belle Epoque. Savoir que le fameux losange rouge faisait son effet : les cons sentaient secrètement leur connerie. Libé était un journal intolérant avec la connerie, un rempart contre la beauferie internationale. Voilà, c'était une appartenance, une fierté, un snobisme. Le lire enfin. Le lire vraiment. Là, nous étions moins nombreux... Le problème, c' était d'avoir un boulot administratif quelque part en province et de lire Libé, promesse permanente, festive, parfois grimaçante d'un monde « mieux ». D'où un certain spleen, une distanciation un peu morose sur le mythe de la révolution, absolument caduc, qu'il fallait convertir sinon dégrader en libéralisme libertaire en adoptant les costumes de bonne coupe de M. Serge.

Non, le vrai problème, c'était l'idée d'une équipe imbattable, anti-autoritaire, hiérarchisée par le talent, loin du pot-au-feu socialiste, la meilleure de toutes, et de confronter cette idée au fait qu'on ne pouvait pas tous travailler à Libération : facts are facts...

Au royaume des singes, July reste un homme. Il va partout disant que le journalisme est noyé dans la communication. Il a raison. Informer ce n'est pas communiquer, la communication suppose un autre objet que l'information elle-même et c'est toujours la soupe d'une marque, d'une institution, d'une entreprise, d'un parti politique. C'est de l'idéologie, du marketing, une affaire de milliardaires et de publicitaires, bref de la domination.

Aujourd'hui, avec la Toile, on a des milliards d'informations, vraies, pas vraies, à moitié vraies. Il faut les recouper, les vérifier. L'enquête immédiate est l'avenir du journalisme. Bon, il va falloir trouver des vérificateurs en chef et créer un bureau des recoupements dans chaque rédaction. Mais c'est Brazil (*) qu'il nous propose, le vieux Serge ! Et le non-dit ? Et le style ? Et l'aventure ? Laissons plutôt la fin à Gérard Lefort, qui vient de quitter Libé après trente-cinq ans de service dont quinze à l'épreuve d'une « déperdition lente », et qui connaît les multicouches de l'homme : « Pour July, l’essentiel était que ce soit bien écrit. Il aimait être porté par l’écriture d’un texte. »


Crom21


(*) Brazil : film d'anticipation britannique réalisé par Terry Gilliam, sorti en 1985



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