Mercredi
6 décembre, il est 9h30, ciel blanc, je reçois un texto : « On
a tous quelque chose de Johnny ». Merde, Johnny Hallyday...
Parti avant les aurores ? Pas possible... Impossible de
m'asseoir pour travailler l'agrégation de musique, je laisse de côté
Mozart, Beethoven et les autres. J'ai en tête ce visage de fauve
triste quarantenaire sur l'album Gang - écrit par Goldman en
1986. Suit une batterie d'images : des campings où je n'ai
pourtant jamais passé mes vacances, un ancien voisin féru de
mécanique qui retapait des motos le soir dans son garage pour les
changer en bijoux chromés, un autre, quelques maisons plus loin,
routier en gilet de cuir qui aboyait sur sa femme, toutefois courtois
quand il nous disait bonjour. En même temps, pas dans les dunes mais
sur un quai brumeux, je vois le visage d'un homme mûr marchant dans
l'air marin. Saisi par de puissantes odeurs, il jette quelques notes
sur son carnet.
Je
mets mon collant moulant, toujours le même. Je m'en vais courir.
Furieux, je m'en vais transpirer, effort physique qui me rapproche de
Johnny. Il ne sont donc pas au courant tous ces gens ? Je ne le
lis pas la tristesse sur les visages mais les Invalides au loin ont
l'air délaissés. Paris n'a jamais
autant semblé un décor pour les affaires et les familles prospères.
« Il aimait les gens... et puis c'était un morceau de France ! »
m'a dit ma grand-mère au téléphone, un sanglot dans la voix, qui
partageait le même beau bleu blessé dans le regard.
L'homme
préhistorique
Je
pense à une ancienne conversation avec un
Anglais sur son légendaire patrimoine musical, Stones, Bowie,
Beatles etc. Il m'avait répondu pour me consoler, avec l'accent et
le sourire : « Mais vous, vous avez Johnny Hallyday ! ».
Je me souviens d'avoir eu un peu honte. J'ai pensé immédiatement
aux imitations d'Elvis avec banane et hoquets, aux gros loups sur les
T-shirts, au blues-rock transposé en français, Hey Joe, Noir
c'est noir, Da dou ron ron. Tout
cela sonnait trop Pastis et gadget. Pastiche
surtout... En 1971, le live enregistré au Palais des sports
est un magma de guitares et de rugissements, mais reste un décalque
français du glam rock anglais dont les Stones et Bowie étaient les
seigneurs à la même époque. Preuve en est : à la toute fin
des années 1970, les deux mythes vivants diversifiaient leur
décadence aristocratique avec Heroes et Some girls
alors que Johnny se mettait à la gonflette, sans doute après avoir
vu les biceps de Bruce Springsteen et le tout premier Mad Max.
En 2003, au Parc des Princes, le fils du
blues s'était changé en prince de la
nuit botoxé, avec cape noire et croix
ostentatoire, surgissant gravement dans la fumée et la musique
grandiloquente. On touchait au ridicule. Les esprits un tant soit peu
éclairés regrettaient que le seul chanteur capable de chanter Que
je t'aime sans être risible fût tombé dans le premier degré
clinquant des chaînes privées. On fuyait réécouter les
aristocrates du rock anglais.
Pourtant,
la découverte du live filmé à Bercy en 1987 me fit voir un autre
Johnny, sobre et chic, beau visage de lion revenu de deux décennies
d'histoire du rock, griffé par Marithé et François
Girbaud – pas encore de chirurgie esthétique. Sa voix a mûri
elle aussi : entre le sable et les cailloux, elle est à son
apogée, elle n'a jamais été aussi chaude. A l'écoute de Quelque
chose de Tennesse,
Laura, L'envie, Je te promets,
le ciel s'élargit, l'animal brûle sous sa chemise haute couture,
les guitares font mal, c'est la vibration majeure. Car Johnny reste,
il le dit lui même, « un chanteur de rock revu et corrigé par
la variété », qui aime être en symbiose avec ses musiciens.
Pas question de sucre dégoulinant dans la voix pour chanter des
niaiseries en play-back. Johnny mouille la totalité de la chemise de
luxe, rugit puissamment Que je t'aime.
Viril mais pas beauf cette fois (excepté le strip-tease intégral de
la femme à l'écran au dessus de la scène), il me rappelle les
héros des films américains de mon enfance. Dans la salle, le feu
sacré descend dans le public, réunissant France d'en bas et France
d'en haut. Rempart contre la congélation générale, il
rallume les enthousiasmes refroidis par la crise, promet aux femmes
qui n'y croient plus, ouvre des sensations plus pleines,
où l'esprit respire avec le corps.
J'ai
fini mon jogging. Les bronches dilatées, je chante dans l'air froid
quelques débuts de tubes, sans peur du ridicule, ça vient comme une
seconde nature : « Je te promets... » « On a
tous... » « Quand tes cheveux s'étalent...». En les
chantant plus fort – personne ne le remarque -, je revois le visage
de fauve triste éclairé par deux lumières bleues. Il fronce
légèrement, ce n'est pas la ride si répandue aujourd'hui
signifiant « ne pas déranger, j'ai trop de textos en
attente ». C'est le flottement inquiet qui espère quelque
chose de l'autre, « ce désir fou de vivre une autre vie »,
qui fait relever le col pour affronter plus net le monde, comme
Bogart, Dean, plus tard Delon. Porté par les éléments - ciel,
vent, sable, soleil, parking - pas besoin de grandiloquence scénique
– il est à la fois le beau mâle romantique et le cow-boy mystique
des grands espaces. En homme ordinaire, ça donne à peu près
l'homme préhistorique dont parle Beigbeder, qui dépense
passionnément, s'attendrit d'un bruit de moteur, compte sur les
troquets pour aborder les filles, cherche le risque que lui offre le
réel : conduire plus vite, nager plus loin encore, se laisser porter
par le scintillement merveilleux de l'eau qui emmène au large.
Heureusement, Johnny n'en est pas mort jeune.
La
rame silencieuse
Le
lendemain matin, jeudi 7 décembre, je m'attendais à ce que tout le
monde déplorât en même temps, tous scotchés au journal. Une
nouvelle fois, j'ai constaté que les rituels de l'ancien siècle
n'étaient plus. Devant moi, deux trentenaires s'attendrissaient de
leurs enfants terribles. A droite, un type de mon âge jouait autiste
sur son portable. A ma gauche, une fille lisait consciencieusement
quelque livre de littérature... Il restait deux personnes âgées au
fond de la rame, les seules à tenir un journal. J'ai imaginé
qu'elles lussent l'article sur Johnny, puis que tout le monde dans
cette foutue rame le fît, pour ensuite en parler, se laisser aller
dans une catharsis collective. Mais la rame demeura silencieuse
d'hommes.
A
midi, je supportai encore moins que d'habitude le seul bistro proche
de la fac où l'on peut déjeuner tranquille, La Recyclerie.
Les Smoothies gentiment alignés au dur prix de 4 euros 50 l'unité,
toujours la même sensibilité branchée éco-planète en baskets, le
jazz qui swingue, les années 30,
rétromarketing... Ça me faisait penser à ce stéréotype d'homme
rangé revenu à la mode, fringuant pragmatique à chapeau et
moustache taillée, rassurant économiquement - précisément celui
que la Beat generation a voulu abolir – tandis que les
filles garçonnes jouent les canailles au bar, en blue-jeans déchirés
et blousons, elles se rêvent peut-être en James Dean. Ou alors
non... On ne rêve plus de grand-chose, on se fait simplement la
guerre des signes. Avis de recherche pour cet homme abstrait qui sera
le parfait modèle de la marque La Recyclerie. Qui
sera le plus parfait hipster ? Pas à la hauteur du défi,
chacun se sent vite imposteur. Malaise... Sensation d'être forcé de
livrer une bataille mesquine, une bataille de filles jalouses. Je me
console avec le visage de fauve triste dans la dune solitaire, puis
je pense au Johnny plus jeune, tout joyeux d'exhiber sa Triumph
pour épater sa bande de
copains. Ce cliché-là me parut infiniment plus vrai, plus généreux,
pas encore généré par l'esprit de calcul et de repli. Je pensai au
diagnostic d'un
ami : « C'est parce
qu'avant, il y avait encore cette part d'insouciance... ».
Encore une formule. Et le couple dans Les Choses
de Georges Perec, sorti en 1965, était-il vraiment insouciant lui
aussi, rongé par la réussite sociale qui tardait à venir ? On
n'était jamais
d'accord pour trouver la décennie qui devait clôturer cette
sacro-sainte insouciance. Et puis merde, pour saisir quelque chose,
mieux vaut encore revenir à la musique ! Je sortis en vitesse
chanter J'oublierai ton nom dans les bourrasques de
klaxon.
L'éternel
chevalier
Deux
jours plus tard, le samedi 9 décembre,
dehors au grand jour, presque toute la France est venue se réchauffer
une dernière fois avec l'aura du héros
défunt,
pas encore envolée, tandis qu'à l'intérieur,
l'establishment à genoux embrassait son cercueil. Les français ont
besoin d'être incarnés au premier degré par un chevalier qui porte
la croix. C'est l'héritage des romans arthuriens où Monseigneur Yvain livre mille combats héroïques par amour pour sa Dame. Mille chevaux
dans la voix, en même temps chevalier et lion, Johnny transpirait
chaque chanson avec la même fureur d'aimer.
Après les paroles
trébuchantes du prélat, les enfants du siècle dernier sont
repartis blêmes chez eux, conscients qu'il leur faudra vieillir sans
Johnny dans ce début du XXIème siècle
où disparaissent une à une les idoles d'hier. Pouvoir de
transcendance ou pas, depuis presque une semaine, le visage de fauve
triste m'habite, il n'a jamais été aussi présent. N'oublions pas
la devise des chevaliers de la Table Ronde : « A la vie, à
la mort, fidèle et fraternel ». Johnny est mort, vive Johnny !
RM
RM
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