mercredi 13 décembre 2017

Johnny Coeur de Lion


Mercredi 6 décembre, il est 9h30, ciel blanc, je reçois un texto : « On a tous quelque chose de Johnny ». Merde, Johnny Hallyday... Parti avant les aurores ? Pas possible... Impossible de m'asseoir pour travailler l'agrégation de musique, je laisse de côté Mozart, Beethoven et les autres. J'ai en tête ce visage de fauve triste quarantenaire sur l'album Gang - écrit par Goldman en 1986. Suit une batterie d'images : des campings où je n'ai pourtant jamais passé mes vacances, un ancien voisin féru de mécanique qui retapait des motos le soir dans son garage pour les changer en bijoux chromés, un autre, quelques maisons plus loin, routier en gilet de cuir qui aboyait sur sa femme, toutefois courtois quand il nous disait bonjour. En même temps, pas dans les dunes mais sur un quai brumeux, je vois le visage d'un homme mûr marchant dans l'air marin. Saisi par de puissantes odeurs, il jette quelques notes sur son carnet.

Je mets mon collant moulant, toujours le même. Je m'en vais courir. Furieux, je m'en vais transpirer, effort physique qui me rapproche de Johnny. Il ne sont donc pas au courant tous ces gens ? Je ne le lis pas la tristesse sur les visages mais les Invalides au loin ont l'air délaissés. Paris n'a jamais autant semblé un décor pour les affaires et les familles prospères. « Il aimait les gens... et puis c'était un morceau de France ! » m'a dit ma grand-mère au téléphone, un sanglot dans la voix, qui partageait le même beau bleu blessé dans le regard.

L'homme préhistorique

Je pense à une ancienne conversation avec un Anglais sur son légendaire patrimoine musical, Stones, Bowie, Beatles etc. Il m'avait répondu pour me consoler, avec l'accent et le sourire : « Mais vous, vous avez Johnny Hallyday ! ». Je me souviens d'avoir eu un peu honte. J'ai pensé immédiatement aux imitations d'Elvis avec banane et hoquets, aux gros loups sur les T-shirts, au blues-rock transposé en français, Hey Joe, Noir c'est noir, Da dou ron ron. Tout cela sonnait trop Pastis et gadget. Pastiche surtout... En 1971, le live enregistré au Palais des sports est un magma de guitares et de rugissements, mais reste un décalque français du glam rock anglais dont les Stones et Bowie étaient les seigneurs à la même époque. Preuve en est : à la toute fin des années 1970, les deux mythes vivants diversifiaient leur décadence aristocratique avec Heroes et Some girls alors que Johnny se mettait à la gonflette, sans doute après avoir vu les biceps de Bruce Springsteen et le tout premier Mad Max. En 2003, au Parc des Princes, le fils du blues s'était changé en prince de la nuit botoxé, avec cape noire et croix ostentatoire, surgissant gravement dans la fumée et la musique grandiloquente. On touchait au ridicule. Les esprits un tant soit peu éclairés regrettaient que le seul chanteur capable de chanter Que je t'aime sans être risible fût tombé dans le premier degré clinquant des chaînes privées. On fuyait réécouter les aristocrates du rock anglais.

Pourtant, la découverte du live filmé à Bercy en 1987 me fit voir un autre Johnny, sobre et chic, beau visage de lion revenu de deux décennies d'histoire du rock, griffé par Marithé et François Girbaud – pas encore de chirurgie esthétique. Sa voix a mûri elle aussi : entre le sable et les cailloux, elle est à son apogée, elle n'a jamais été aussi chaude. A l'écoute de Quelque chose de Tennesse, Laura, L'envie, Je te promets, le ciel s'élargit, l'animal brûle sous sa chemise haute couture, les guitares font mal, c'est la vibration majeure. Car Johnny reste, il le dit lui même, « un chanteur de rock revu et corrigé par la variété », qui aime être en symbiose avec ses musiciens. Pas question de sucre dégoulinant dans la voix pour chanter des niaiseries en play-back. Johnny mouille la totalité de la chemise de luxe, rugit puissamment Que je t'aime. Viril mais pas beauf cette fois (excepté le strip-tease intégral de la femme à l'écran au dessus de la scène), il me rappelle les héros des films américains de mon enfance. Dans la salle, le feu sacré descend dans le public, réunissant France d'en bas et France d'en haut. Rempart contre la congélation générale, il rallume les enthousiasmes refroidis par la crise, promet aux femmes qui n'y croient plus, ouvre des sensations plus pleines, où l'esprit respire avec le corps.

J'ai fini mon jogging. Les bronches dilatées, je chante dans l'air froid quelques débuts de tubes, sans peur du ridicule, ça vient comme une seconde nature : « Je te promets... » « On a tous... » « Quand tes cheveux s'étalent...». En les chantant plus fort – personne ne le remarque -, je revois le visage de fauve triste éclairé par deux lumières bleues. Il fronce légèrement, ce n'est pas la ride si répandue aujourd'hui signifiant « ne pas déranger, j'ai trop de textos en attente ». C'est le flottement inquiet qui espère quelque chose de l'autre, « ce désir fou de vivre une autre vie », qui fait relever le col pour affronter plus net le monde, comme Bogart, Dean, plus tard Delon. Porté par les éléments - ciel, vent, sable, soleil, parking - pas besoin de grandiloquence scénique – il est à la fois le beau mâle romantique et le cow-boy mystique des grands espaces. En homme ordinaire, ça donne à peu près l'homme préhistorique dont parle Beigbeder, qui dépense passionnément, s'attendrit d'un bruit de moteur, compte sur les troquets pour aborder les filles, cherche le risque que lui offre le réel : conduire plus vite, nager plus loin encore, se laisser porter par le scintillement merveilleux de l'eau qui emmène au large. Heureusement, Johnny n'en est pas mort jeune.

La rame silencieuse

Le lendemain matin, jeudi 7 décembre, je m'attendais à ce que tout le monde déplorât en même temps, tous scotchés au journal. Une nouvelle fois, j'ai constaté que les rituels de l'ancien siècle n'étaient plus. Devant moi, deux trentenaires s'attendrissaient de leurs enfants terribles. A droite, un type de mon âge jouait autiste sur son portable. A ma gauche, une fille lisait consciencieusement quelque livre de littérature... Il restait deux personnes âgées au fond de la rame, les seules à tenir un journal. J'ai imaginé qu'elles lussent l'article sur Johnny, puis que tout le monde dans cette foutue rame le fît, pour ensuite en parler, se laisser aller dans une catharsis collective. Mais la rame demeura silencieuse d'hommes.

A midi, je supportai encore moins que d'habitude le seul bistro proche de la fac où l'on peut déjeuner tranquille, La Recyclerie. Les Smoothies gentiment alignés au dur prix de 4 euros 50 l'unité, toujours la même sensibilité branchée éco-planète en baskets, le jazz qui swingue, les années 30, rétromarketing... Ça me faisait penser à ce stéréotype d'homme rangé revenu à la mode, fringuant pragmatique à chapeau et moustache taillée, rassurant économiquement - précisément celui que la Beat generation a voulu abolir – tandis que les filles garçonnes jouent les canailles au bar, en blue-jeans déchirés et blousons, elles se rêvent peut-être en James Dean. Ou alors non... On ne rêve plus de grand-chose, on se fait simplement la guerre des signes. Avis de recherche pour cet homme abstrait qui sera le parfait modèle de la marque La Recyclerie. Qui sera le plus parfait hipster ? Pas à la hauteur du défi, chacun se sent vite imposteur. Malaise... Sensation d'être forcé de livrer une bataille mesquine, une bataille de filles jalouses. Je me console avec le visage de fauve triste dans la dune solitaire, puis je pense au Johnny plus jeune, tout joyeux d'exhiber sa Triumph pour épater sa bande de copains. Ce cliché-là me parut infiniment plus vrai, plus généreux, pas encore généré par l'esprit de calcul et de repli. Je pensai au diagnostic d'un ami : « C'est parce qu'avant, il y avait encore cette part d'insouciance... ». Encore une formule. Et le couple dans Les Choses de Georges Perec, sorti en 1965, était-il vraiment insouciant lui aussi, rongé par la réussite sociale qui tardait à venir ? On n'était jamais d'accord pour trouver la décennie qui devait clôturer cette sacro-sainte insouciance. Et puis merde, pour saisir quelque chose, mieux vaut encore revenir à la musique ! Je sortis en vitesse chanter J'oublierai ton nom dans les bourrasques de klaxon.

L'éternel chevalier

Deux jours plus tard, le samedi 9 décembre, dehors au grand jour, presque toute la France est venue se réchauffer une dernière fois avec l'aura du héros défunt, pas encore envolée, tandis qu'à l'intérieur, l'establishment à genoux embrassait son cercueil. Les français ont besoin d'être incarnés au premier degré par un chevalier qui porte la croix. C'est l'héritage des romans arthuriens où Monseigneur Yvain livre mille combats héroïques par amour pour sa Dame. Mille chevaux dans la voix, en même temps chevalier et lion, Johnny transpirait chaque chanson avec la même fureur d'aimer. Après les paroles trébuchantes du prélat, les enfants du siècle dernier sont repartis blêmes chez eux, conscients qu'il leur faudra vieillir sans Johnny dans ce début du XXIème siècle où disparaissent une à une les idoles d'hier. Pouvoir de transcendance ou pas, depuis presque une semaine, le visage de fauve triste m'habite, il n'a jamais été aussi présent. N'oublions pas la devise des chevaliers de la Table Ronde : « A la vie, à la mort, fidèle et fraternel ». Johnny est mort, vive Johnny !

RM

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