Décidément,
je n'irai plus voir les derniers films de Woody Allen. Après le
Paris des Années Folles livré en carte postale dans Midnight in
Paris (2011) – qui recèle d'ailleurs le dialogue le plus faux
que j'ai pu entendre au cinéma entre un écrivain novice et
l'illustre Hemingway - et To Rome with Love (2012),
allègrement saupoudré de psychanalyse bon marché, c'est au tour de
la philosophie d'être convoquée pour faire joli, et rassurer toute
personne moyennement cultivée sur ses références. Ça n'empêche
pas le film de sonner creux, même au moment où l'étudiante
amoureuse joue une cantate de Bach.
Je
dirais au grand Woody Allen qu'un film n'est pas le dépliant d'un
délire de publicitaire, qui ferait se succéder, à un degré
d'humour incertain, situations et personnages stéréotypés sur une
heure trente. Premières images, premiers agacements : un professeur
de philo, Abe (Joaquin Phoenix), au volant de sa décapotable, les
cheveux au vent pour exprimer sa soif de liberté ; il vient
d'être nommé dans une nouvelle Université. On le verra bedonnant,
alcoolique, forcément mal dans sa peau, en panne d'inspiration et
d'érection, pourtant adulé dès son arrivée. Il méditera souvent
ses vertiges existentiels sur un rocher surplombant la mer. Il
félicitera l'étudiante la plus jolie et studieuse de sa classe,
Jill (Emma Stone), qui tombera instantanément amoureuse car il est
ténébreux, insatisfait, pessimiste et même suicidaire (il joue à
la roulette russe lors d'une soirée où elle l'a convié pour le
distraire). Elle larguera temporairement le minet de son âge pour
profiter pleinement des escapades romantiques avec son professeur...
Arrivé jusqu'ici, à la moitié de ce long spot publicitaire, on ne
peut que constater la panne émotionnelle. La relation amoureuse
s'est nouée après quelques citations faciles, on commence à
chercher l'humour ou une tension quelconque, en dehors de la fausse
résistance du prof envers son élève brûlante de désir. Ça
n'empêche pas le maître de se laisser entraîner dans les bras
d'une de ses collègues du campus, elle aussi acquise, peu importe
son impuissance. Tout ceci est tellement convenu que l'on a
parfois l'impression d'être devant les Feux de l'Amour.
Du
côté philosophique - car si le sujet n'est pas l'amour, il peut
tourner autour du sens et du non-sens - les courtes leçons
d'anti-intellectualisme du maître sont navrantes. En voici un
exemple : « Kant a dit qu'il ne fallait jamais mentir, donc
cela signifie que si les boches arrivent chez vous et que vous avez
caché un juif, il faut le leur livrer, donc Kant c'est bullshit ».
Si la pensée écrite n'a pas d'impact, seule la pensée en actes
rend légitime la philosophie. C'est sur cet axe que va s'organiser
la seconde partie du film à partir d'une situation banale : Abe
et Jill prennent au vol la conversation de leurs voisins de table au
restaurant, accablés de tristesse par un juge véreux qui s'apprête
à léser la mère divorcée sur la garde de ses enfants - petit
signal aux femmes victimes au passage, alors que dans nombre de cas,
la garde se fait au détriment du père. Déclic chez Abe : il
renoue avec l'existence en décidant de se faire justicier-philosophe
: tuer le juge et donc supprimer l'injustice, pied de nez au propos
socratique : « Il vaut mieux subir une injustice que de la
commettre ». L'idée d'une primauté des actes sur les idées
est déjà grossière, mais le pire est la relation de cause à
effet, tellement automatique, entre l'assassinat du juge (empoisonné
par Abe après son jogging) et la renaissance du professeur qu'elle
anéantit tout espoir d'être surpris au moins une fois par ce
film : le professeur moribond retrouve instantanément vigueur
sexuelle, inspiration et envie de vivre, sans transition ni états
d'âme. A la toute fin, Woody Allen juge plus moral de faire mourir
son héros, qui tombe dans son propre piège - un ascenseur qu'il a
saboté lui-même - alors qu'il tente de supprimer celle qui découvre
sa culpabilité et menace de le dénoncer... qui n'est autre que son
étudiante favorite. Mais au fond, on s'en moque qu'il meurt ou qu'il
s'enfuisse impuni avec son autre maîtresse pour l'Espagne, on
souhaite plutôt que le film se termine vite.
Quels
moments peut-on sauver ? Peut-être ce dîner chez les parents de
Jill avec leur fille et Abe, au cours duquel l'étudiante
clairvoyante devine le bon scénario de l'assassinat, aidé par Abe
qui livre maladroitement certains détails ; ici Woody parvient
à nous faire sourire. Ou alors cette leçon d'humanisme, où l'on
voit Jill, bouleversée par la culpabilité de son professeur,
condamner l'acte meurtrier sans détour, en vertu d'une sorte
d'intuition pure du mal : tuer, même un coupable, est moralement
indéfendable. Pour le reste, le cinéaste manipule des clichés et
fait du collage, ajoutant par moment le comique de situation et des
références intellectuelles pour montrer que l'on est bien devant un
film de Woody Allen, toujours à distance de son sujet, même
important. Tics de style, ces références restent décoratives,
inoffensives, à l'inverse d'un Rohmer dans Ma nuit chez Maude, où
la conversation d'anciens camarades de fac sur Blaise Pascal provoque
une tension palpable. A l'inverse d'un Jean-Luc Godard qui, par un
simple « Je vous dit non », dans L'adieu au langage,
dérange encore et c'est tant mieux. Godard n'hésite pas
à montrer la merde, devant elle nous sommes tous égaux. Woody
Allen, lui, ne bouscule rien, il filme le kitsh, « la négation
de la merde » dirait Kundera, les mythes de tout le monde, le
Paris des années 1920 ou le professeur de philo torturé, et
conforte dans l'homme irrationnel les préjugés
anti-intellectuels les plus nocifs. La recette qui se croit légère
devient poussive et dragueuse, et au lieu d'éprouver une
insoutenable légèreté de l'être, on éprouve très vite
l'insoutenable pesanteur de l'ennui.
Signe
des temps, parallèle désagréable : j'ai vu l'insipide homme
irrationnel le jour même où le brasillant André Glucksmann
rendait l'âme. Juste avant les attentats de Paris, irruption
incontrôlable du réel le plus barbare dans le ciel des idées.
RM
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