J'en
étais à la vingtième répétition des mêmes trois chants imposés
- un Brahms viril, un Ravel de vierge contemplative, un Barber
d'Anglaise poudrée qui défend les secrets des
Anciens – pour réussir l'oral de solfège qui devait clôturer
quinze ans de formation dans les conservatoires. Ce n'était pas un
travail si austère que de pousser sa voix devant son mur en
chevrotant sur les notes longues, mais il restait terriblement
scolaire et trop à l'ombre. J'avais besoin du soleil de tout le
monde et, en cet après-midi de juin, il s'invitait franchement à
mon balcon.
Il
y avait une autre perspective, plus excitante
encore, qui devait ponctuer mon après-midi et justifier de prendre
quelques couleurs : j'avais rendez-vous avec la prof de solfège
de mon dernier cours, une remplaçante. Jeune, la trentaine, blondeur
russe. Elle s'appelait Niki, elle venait d'être diplômée du
Conservatoire de Paris et avait aussi subi la tyrannie de Madame
Duval. Son déchiffrage piano du chant Brahms en fa dièse majeur
m'avait impressionné ; elle n'avait jamais eu connaissance de
la partition, elle l'a parcourue en diagonale - dix secondes environ
- puis nous avait dit : « Vous voulez le rechanter ?
Il reste cinq minutes, c'est comme vous
voulez... » On avait accepté en pensant qu'elle se lançait
un défi à elle-même de nous accompagner sur un morceau si
difficile. Etait-ce un coup de bluff ou allait-elle plaquer
simplement les accords ? Ni l'un ni l'autre : elle a joué
l'accompagnement tel qu'écrit sur la partition dans un tempo plus
rapide que l'extrait sur Youtube, avec les nuances.
Elle a dû déraper sur deux ou trois notes, pas plus. Son jeu fut
rond et solide, comme ses épaules pleines de santé qui sortaient de
son haut blanc.
J'ai
cru l'agacer par mes remarques plus ou moins
pointilleuses sur l'harmonie, d'autant que je jouais facilement les
doués extravertis dès que j'arrivais - chose pas si courante - à
chanter juste toutes les notes d'une suite d'accords. Je me suis mis
devant ses yeux très clairs à la sortie du cours, toujours
admiratif de son déchiffrage, puis lui ai demandé où elle
enseignait le reste du temps. Elle a été douce dans ses réponses,
comme beaucoup de maîtresses, mais à l'évocation d'une prof en
commun, Madame Duval, elle m'a parlé sans hauteur ni sollicitude, en
riant : « Ah, toi aussi tu as subi les la
mi la do ! »
J'ai demandé si elle donnait des cours particuliers de piano, un
moyen de la revoir. Fort de ce prétexte et de l'attirance maintes
fois observée du blond et du brun, elle m'a donné son contact
complet, nom, prénom, mail, et téléphone. Cette exhaustivité
professionnelle annonçait une certitude de la revoir.
Il
a fallu courir pour rejoindre le point de
rendez-vous, car une fois de plus les marges étaient trop courtes ;
arriver à l'heure et devoir patienter me donne toujours cette image
de conjoint dédaigné attendant avec son bouquet de fleurs. J'ai
retrouvé Niki devant le bar snob de son immeuble, silhouette
plantureuse légèrement tassée par des ballerines noires, mais je
retrouvais avec plaisir son regard si clair, de surcroît celui d'une
musicienne. On a marché côte à côte sans se regarder à la
recherche d'un bar plus simple. Le bar ne fut pas moins snob, juste
un peu moins exposé : il donnait sur une rue piétonne.
Niki
parla beaucoup de ses études au conservatoire,
admirant un peu trop certains profs, détestant trop franchement ceux
qui avaient déjà mauvaise réputation, comme Zygel :
brillantissime, pervers-narcissique, pire que Duval. Vite
dit... Je marquais toujours la prudence avec ce genre de
catégorisation prenant trop au sérieux les rôles des égos
tout-puissants. Je ne connaissais que le Zygel pédagogue mielleux
des émissions de télé, mais j'imaginais que pour
trouver la bonhommie qu'il donnait au grand public, il avait
paradoxalement besoin d'élèves frondeurs. Il lui fallait un
musicien non introverti maniant aussi bien le verbe que les notes,
capable de lui administrer un bon soufflet à point nommé, un
musicien ayant la verve d'un avocat ! Je n'ai pas insisté sur
cet élève idéal ; je sentais que le vin blanc m'emportait un
peu et je ne voulais pas passer pour un pédant.
J'ai
regardé Niki : elle ne me semblait pas être une fille
inhibée ; elle parlait facilement d'elle-même, elle donnait
des accents enjoués à sa voix. Toutefois dans ses phrases les
« cool » revenaient trop souvent, juraient avec l'exigence de
sa formation, la musique ancienne, les pianos laqués noirs et
surtout l'orgue, son instrument, plus original que le piano, pour ne
pas faire comme papa. Ce langage vulgarisait la pâleur de ses yeux,
mais donnait aussi une touche de fraîcheur à la musique dite
classique qu'elle maîtrisait. La discussion dériva sur la
composition, sujet scabreux pour un interprète de musique savante,
car le problème est là, dans ce mot « savant ». Ce qui
était savant du temps de Bach ou Schumann pouvait toucher le grand
public ; les compositeurs écrivaient dans le système tonal et
recherchaient la beauté dans l'harmonie. Au
XXème siècle, la tonalité, avec son système d'attractions et de
résolutions, a été démantelée, ce qui a donné l'atonalité,
l'autre système savant, produisant des notes dépressives qui
s'affolent sans grâce, irritent avant d'émouvoir. Niki le défendait
au nom du progrès : « J'adore jouer du Bach ou du
Brahms, mais avec ce que j'ai appris au conservatoire, je ne peux
plus composer comme il y a cent-cinquante ans. » Elle a pris
une voix déçue pour me le dire. Pour l'égayer, je lui ai fredonné
les premières notes de ma nouvelle composition, simplement tonale.
Qui la firent rire : « Elle serait parfaite pour le générique
d'une série romantique ! »
Au
bout de deux verres, j'ai cru bon de parler d'autres choses que de
musique mais déjà une heure avait passé, les voix devenaient
moins agiles, les effets du vin blanc refluaient et un dîner aurait
été trop galant. En remontant la rue piétonne, on évoqua Madame
Duval. Niki voulait même lui envoyer un message pour lui faire
connaître notre entrevue. Intention non
postée, bien entendu : Niki voulait simplement me
rappeler son statut de professeur pouvant communiquer avec d'autres
professeurs, Madame Duval étant devenue une collègue...
Infantilisé, je me suis lancé dans des considérations
intellectuelles sur la naïveté comme force créatrice, que je
savais périlleuses quant à l'issue du rendez-vous. Je parlais du
degré de naïveté suffisant pour pouvoir créer, alors que des
règles trop strictes contribuaient à humilier cette disposition
d'esprit. Elle m'écoutait, maternelle, comme devant un fils perturbé
par son adolescence. Je redevenais l'élève. Puis je crus bon me
taire jusqu'au bar snob de son immeuble. Là, elle m'a dit qu'il
fallait que l'on se revoie pour fêter la fin de mes examens,
pique-niquer au Champ-de-Mars, m'inviter à voir l'orgue de l'église
du Panthéon, bref plein de phrases encourageantes. Je suis rentré
par l'Ecole militaire, assez heureux, et j'ai pris des nouvelles de
ma grand-mère.
La
suite ? Il n'y en a pas pour le moment. Comme autant de
promesses qui s'évaporent aussi vite qu'elles sont nées, Niki ne
répond plus au téléphone. L'hypothèse de la mort est toujours
sinistre mais rassure l'égo. C'est une constante ici, à Paris, les
disparitions. Il faut s'y faire. La personne peut revenir à la
surface après quelques mois, voire une année, quand ses
réminiscences sont assez fortes pour vous revoir.
RM
RM
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