jeudi 26 mars 2015

Le(s) singe(s) de mars


On peut lire sur un blog fiable que les dates de la prochaine tournée nord-américaine des Rolling Stones vont « très bientôt » être communiquées. Si la nouvelle paraît en avril, faudra-t-il reporter le contenu de cette rubrique au mois suivant ?

La question ne se pose pas car, d'abord, cet effrayant suspense ne concerne pas la France, visitée il y a peu. Ensuite, on peut s'affranchir du teasing pour considérer l'activité mondiale et extrêmement lucrative d'une bande de monkey men infréquentables et cependant adulés depuis plus de cinquante ans. Essayons en mars.

Mick Jagger et Keith Richards ont composé L'Homme Singe en 1969, une très bonne chanson auto-satirique avec des paroles absconses pour faire pièce aux critiques de l'époque. Ce n'est pas un pilier de leur répertoire. De temps en temps, elle réapparaît dans les concerts.

Si on prend la set list du spectacle final de leur tournée en Australie et Nouvelle Zélande (Auckland, 22/11/14), on constate qu'il n'y a aucun morceau postérieur à 1997, sauf Doom and Gloom, sorti en 2012 pour l'épice de leur 50ème anniversaire. Mais surtout, les chercheurs détecteront que sur les 19 titres joués ce soir-là, 15 chansons ont été écrites entre 1965 et 1981. Hommage au passé recomposé... Et c'est ainsi depuis vingt-cinq ans. La dernière tournée où les Stones ont défendu des morceaux récents en nombre remonte à 1981. Leur truc, c'est de présenter les classiques dans un ordre différent, avec de très légères variations, de rares implants, quelques perles oubliées, des larmes remontantes qui annoncent toujours les mêmes tempêtes. Il faut préciser que leur dernier album véritable remonte à 2005, et personne n'a prétendu que c'était le meilleur.

Statistiquement, nonobstant les intentions chorégraphiques, les Stones font le même show depuis 1989. C'est dit, on peut le prouver. Que cette affaire dénonce une cruelle vacuité artistique, d'abord des cycles courts d'attente surexploitée (à quoi ressemblera le prochain Stones?), puis longs, puis interminables, rien ne saurait démentir le fait que ces gars-là n'ont plus envie de composer ensemble – et il n'est question ici que de désir, pas de qualité. Qu'ils aient invité Mick Taylor, guitariste botticellien au mieux de son art avec eux entre 69 et 74, à toutes leurs cérémonies depuis 2012, ne change rien : rien que des standards, pas plus de trois morceaux joués avec le revenant, aucune prise de risque.

Comme ils ont quand même un immense catalogue, officiel et clandestin, quelqu'un de chez eux a eu la bonne idée en 2011 de libérer, en téléchargement légal (et payant), des « bootlegs » de légende et même des concerts filmés qui traînaient depuis trop longtemps à l'état de déchets dans des officines cupides. Remasterisés comme il se doit et programmés au compte-gouttes car ils nous ont appris que toute satisfaction intense commence par une frustration d'égale intensité. Ici nous faisons référence à une époque révolue, jalonnée d'instants magiques : Bruxelles 73, LA Forum 75, Hampton 81... Les experts savent de quoi je parle.

Alors chacun peut se croire malin en affirmant que Mythe Jagger et les siens, à grand renfort de produits dérivés, moulinent, piétinent, parodient leur légende, se singent eux-mêmes depuis les années 80. Doucement... Nous parlons quand même de rock stars androgynes qui ont toutes dépassé 70 ans, à l'exception notable de Ron Wood, indispensable idiot collé aux riffs préhistoriques - de plus en plus simplifiés par l'arthrose des doigts - de qui vous savez.

Je ne suis pas aussi vieux qu'eux mais tout de même assez pour savoir qu'en juin 76, dans la file d'attente du Pavillon de Paris (Grande Halle de la Villette), on se posait les mêmes questions. Le rock avait vingt ans et on se demandait comme ils allaient faire pour être aussi bons que la dernière fois. La peur du fan avant d'entrer avait ceci de particulier qu'elle épargnait Keith, le riff humain, et se concentrait sur Jagger, l'inauthentique, avec ses lèvres de bordel, ses tenues de perroquet et son phallus gonflable, si loin du chanteur archi sensuel du plus grand groupe de rock'n'roll du monde.

Le 13 juin 2014, au Stade de France, le même Jagger avait gardé sinon sa voix du moins sa silhouette et le groupe sa même puissance fondamentale. Et le ciel trembla encore. Evacuons le dieu Fric, le vieux sexe, la haine intime, l'attente du prochain album et les solos de guitare qu'on n'entend plus. Evacuons ces studios où ils ne séjourneront plus. Il reste une joie de jouer ensemble qu'aucune puissance n'accable, pas même le temps. Une présence contagieuse, transmissible, invincible. Que se passe-t-il ? Ils jouent Jumping Jack Flash et ça pique sous la peau, dans les yeux, et même plus profond, dans l'échine. Des puces ? Non, c'est l'amour, camarade.

Parfois, ils rejouent Monkey Man... C'est une chanson qu'ils n'arrivaient pas à interpréter sur scène au temps de leur splendeur. Maintenant, ils le peuvent. Les Stones ont un rapport spécial avec le pouvoir. Ils ressassent leur gloire, toute nostalgie exclue, ils cherchent à nous emmener là où personne n'est jamais allé. Nous serons toujours dans le cirque quand ils riront, riront dans leur tombe.

Crom21


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