En
sortant de chez Florian le batteur, j'ai dû une nouvelle fois courir
pour ne pas rater le dernier métro. On avait passé la soirée à
choisir un son de batterie ni trop lourd ni trop aigre pour rythmer
la dernière chanson. J'entendais dans ma course la marche harmonique
des claviers qui m'engageait à doubler la vitesse dans la rue
montante. J'ai vu des têtes en noir et blanc perdues dans des
capuches moyenâgeuses, des travailleurs de la nuit attendant leur
kebab puis, au nord de mes souvenirs, jeune et sculpturale, une
blonde boréale atteinte de gravité.
J'ai
choisi la rame la moins remplie du dernier métro et me suis assis
près de quatre jeunes têtes qui inspiraient confiance : deux
mecs à lunettes en caban noir et deux filles ordinaires presque
mignonnes. Ils vivaient leur moment d'hilarité de fin de soirée,
entraînés par leurs derniers verres, allant tous dans la même
direction, genoux contre genoux, réchauffés ; ils rentraient
tous les quatre, bien contents de leur amitié. Chaque jeune homme
tirait satisfaction d'avoir à côté de lui sa demoiselle. Les têtes
maussades des passagers isolés dans la rame renforçaient leur
joyeux confort. Ils se soulageaient en s'avouant mutuellement qu'ils
n'avaient rien foutu pour le devoir de jeudi prochain.
Ah
les bons élèves ! me disais-je. Plus j'entendais leur
réciprocité rassurante, plus je me sentais ramollir. La Danoise
superlative venait alors me ressaisir ; elle affrontait seule la
nuit prometteuse avec son blouson court, laissant découvrir en plein
hiver ses reins blancs. Elle s'élançait vers l'Opéra en fendant
les bourrasques du boulevard, et sa chevelure claire, ce soleil
raffiné, éclairait ma route. Ses mouvements dégageaient une
noblesse sécularisée par ses habits tendance rétro, mélangeant le
flashy et le terne, le cintré et le large, le beau et le vulgaire.
Les individus composant le clan du métro étaient, eux, seulement
ternes. Toutefois, la grosse montre brillante d’un des hommes avait
passé la frontière du mauvais goût. Il y avait quelque chose de
prudent dans leur hilarité, comme si elle était une joie encore
trop nouvelle, arrêtée par le souvenir des premières humiliations
dans la cour du collège, des timidités moquées, d’une libido
sinueuse et insatisfaite. C’est à l’université qu’ils se
sentirent plus fiers ; devenus des gens « normaux »
parmi la diversité des filières et la tolérance des savoirs, ils
exultaient lors des soirées d'intégration, en beuglant
d'effroyables chansons.
Au
contraire, j'imaginais ma muse danoise arrivant à l’université en
aristocrate de l’expérience sensorielle. Se promenaient
tranquillement dans son visage des airs de grande sœur, mais sans
bienveillance ; revenue des fêtes, clubs assourdissants,
premiers émois sexuels avec des mecs réputés, bitures et trips
illicites, elle répugnait à voir chez les autres les étapes
qu’elle avait franchies naguère. Sous ses tempérances se cachait
beaucoup plus de lassitude que de sagesse, et ses solitudes choisies
la rendaient sublime. Je la voyais assise dans les décors gris, une
cour de récré vide, une zone commerciale périphérique, d'autres
endroits où ne chante que le vent. Ses postures fashion la reliaient
toujours au monde grouillant des villes alors que ses yeux désiraient
retrouver le silence des lacs. Il y avait tous les excès lassés
dans le regard de cette fille, un babil outré dans celui du clan.
Les deux pouvaient être des étants explicables,
mais je préférais le voile du désabusement.
Certaines
gravités me semblent beaucoup plus franches qu'un franc sourire, et
puis elles sont belles à peindre, le cinéma le sait. Que les
hipsters s'en soient emparés pour afficher leur sectarisme et leurs
connaissances techniques secrètes – tripoter des sons comme leurs
poils de barbe - c'est une affaire récente, et qui finit toujours
par se dissoudre dans le snobisme international des marques. Aucune
grâce à cela... Même si la Danoise me dédaignait pour manque de
soufre et d'expérience, ce qui précisément me dérangeait chez
les bons amis du métro, je prenais son parti. Et curieusement, je me
mis à imiter son allure distante et pas commode. Alors je mis la
pointe de ma bottine sur le siège d'en face, comme le font les
insolents et les mauvais garçons.
La
discussion dans le métro prit une tournure moins scolaire. La brune
de droite, qui avait gagné en assurance, s'adressa à son ami sans
préambule :
- Non mais toi les femmes tu les attends, alors que Yohann, lui, il les jette un peu, c'est ça qui est sexy...
Cette
phrase dérangea sa mine. Il s'obligea à rire, vaincu par des
réminiscences de séductions infructueuses. Je fus à la fois
content et désolé. Content qu'une méchanceté spontanée s'immisce
dans leur cocon trop propre. Désolé pour ce jeune type incapable de
relever le défi verbal, tremblant sur son instrument (un violon, je
crois), sans pouvoir se durcir pour répondre. Voyant le séisme qui
se répandait dans son visage, la frondeuse lui posa la main sur sa
poitrine, en souriant :
-
T'inquiète, je sais que tu es le plus proche de moi dans mon cœur.
Toi et moi, on est des middle-classes hautes, hein ?
Je
ne savais pas si la formule était d'elle, ou si elle la citait pour
s'amuser, mais elle avait tout d'une jeune ambitieuse de classe
moyenne qui rentrait dans son XVème, bien loin de vouloir méditer
au-dessus des lacs bleus. Je la voyais davantage passer sa soirée à
s'épuiser au téléphone dans le bleu de Bouygues. La phrase fit son
effet : le type épinglé avait retrouvé le sourire. J'ai pensé
à un dîner de lycée où un jeune homo frisé du centre ville
dijonnais m'avait dit : « On est d'accord, on n'a pas de
problèmes d'argent, nous... » Ce fut presque touchant, cette façon
de s'élancer vers moi pour m'inclure. Ainsi il pouvait continuer à
me parler, peu importe la vérité, c'était dit.
Le
métro s'est arrêté à la station Montparnasse. La brune s'est
levée avec un sourire large pour embrasser ses trois amis. Mais en
vitesse ; l'arrêt était court et les couloirs moches du métro
l'attendaient :
-
Allez bisous ! Je vous aime ! On s'écrit !
Grande
serait la joie d'un homme amoureux devant de telles promesses !
Mais entre amis confortables, on peut tout se dire, sans calculer,
sans avoir peur de se donner, et on rentre bien au chaud chez soi,
remplumé d'affection. Pas sûr cependant que l'homme dévirilisé de
la caste des « middle-classes hautes », ami des femmes
qui se dérobent et de l'argent qui adoucit les peurs, dorme si
tranquille.
Et
vogue, ma belle Danoise, toi qui tisse la toile du destin et moi,
Viking au bord de ton fjord !
RM
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