vendredi 20 février 2015

Amour, confort et amitié


En sortant de chez Florian le batteur, j'ai dû une nouvelle fois courir pour ne pas rater le dernier métro. On avait passé la soirée à choisir un son de batterie ni trop lourd ni trop aigre pour rythmer la dernière chanson. J'entendais dans ma course la marche harmonique des claviers qui m'engageait à doubler la vitesse dans la rue montante. J'ai vu des têtes en noir et blanc perdues dans des capuches moyenâgeuses, des travailleurs de la nuit attendant leur kebab puis, au nord de mes souvenirs, jeune et sculpturale, une blonde boréale atteinte de gravité.

J'ai choisi la rame la moins remplie du dernier métro et me suis assis près de quatre jeunes têtes qui inspiraient confiance : deux mecs à lunettes en caban noir et deux filles ordinaires presque mignonnes. Ils vivaient leur moment d'hilarité de fin de soirée, entraînés par leurs derniers verres, allant tous dans la même direction, genoux contre genoux, réchauffés ; ils rentraient tous les quatre, bien contents de leur amitié. Chaque jeune homme tirait satisfaction d'avoir à côté de lui sa demoiselle. Les têtes maussades des passagers isolés dans la rame renforçaient leur joyeux confort. Ils se soulageaient en s'avouant mutuellement qu'ils n'avaient rien foutu pour le devoir de jeudi prochain.

Ah les bons élèves ! me disais-je. Plus j'entendais leur réciprocité rassurante, plus je me sentais ramollir. La Danoise superlative venait alors me ressaisir ; elle affrontait seule la nuit prometteuse avec son blouson court, laissant découvrir en plein hiver ses reins blancs. Elle s'élançait vers l'Opéra en fendant les bourrasques du boulevard, et sa chevelure claire, ce soleil raffiné, éclairait ma route. Ses mouvements dégageaient une noblesse sécularisée par ses habits tendance rétro, mélangeant le flashy et le terne, le cintré et le large, le beau et le vulgaire. Les individus composant le clan du métro étaient, eux, seulement ternes. Toutefois, la grosse montre brillante d’un des hommes avait passé la frontière du mauvais goût. Il y avait quelque chose de prudent dans leur hilarité, comme si elle était une joie encore trop nouvelle, arrêtée par le souvenir des premières humiliations dans la cour du collège, des timidités moquées, d’une libido sinueuse et insatisfaite. C’est à l’université qu’ils se sentirent plus fiers ; devenus des gens « normaux » parmi la diversité des filières et la tolérance des savoirs, ils exultaient lors des soirées d'intégration, en beuglant d'effroyables chansons.

Au contraire, j'imaginais ma muse danoise arrivant à l’université en aristocrate de l’expérience sensorielle. Se promenaient tranquillement dans son visage des airs de grande sœur, mais sans bienveillance ; revenue des fêtes, clubs assourdissants, premiers émois sexuels avec des mecs réputés, bitures et trips illicites, elle répugnait à voir chez les autres les étapes qu’elle avait franchies naguère. Sous ses tempérances se cachait beaucoup plus de lassitude que de sagesse, et ses solitudes choisies la rendaient sublime. Je la voyais assise dans les décors gris, une cour de récré vide, une zone commerciale périphérique, d'autres endroits où ne chante que le vent. Ses postures fashion la reliaient toujours au monde grouillant des villes alors que ses yeux désiraient retrouver le silence des lacs. Il y avait tous les excès lassés dans le regard de cette fille, un babil outré dans celui du clan. Les deux pouvaient être des étants explicables, mais je préférais le voile du désabusement.

Certaines gravités me semblent beaucoup plus franches qu'un franc sourire, et puis elles sont belles à peindre, le cinéma le sait. Que les hipsters s'en soient emparés pour afficher leur sectarisme et leurs connaissances techniques secrètes – tripoter des sons comme leurs poils de barbe - c'est une affaire récente, et qui finit toujours par se dissoudre dans le snobisme international des marques. Aucune grâce à cela... Même si la Danoise me dédaignait pour manque de soufre et d'expérience, ce qui précisément me dérangeait chez les bons amis du métro, je prenais son parti. Et curieusement, je me mis à imiter son allure distante et pas commode. Alors je mis la pointe de ma bottine sur le siège d'en face, comme le font les insolents et les mauvais garçons.

La discussion dans le métro prit une tournure moins scolaire. La brune de droite, qui avait gagné en assurance, s'adressa à son ami sans préambule :

- Non mais toi les femmes tu les attends, alors que Yohann, lui, il les jette un peu, c'est ça qui est sexy...

Cette phrase dérangea sa mine. Il s'obligea à rire, vaincu par des réminiscences de séductions infructueuses. Je fus à la fois content et désolé. Content qu'une méchanceté spontanée s'immisce dans leur cocon trop propre. Désolé pour ce jeune type incapable de relever le défi verbal, tremblant sur son instrument (un violon, je crois), sans pouvoir se durcir pour répondre. Voyant le séisme qui se répandait dans son visage, la frondeuse lui posa la main sur sa poitrine, en souriant :

- T'inquiète, je sais que tu es le plus proche de moi dans mon cœur. Toi et moi, on est des middle-classes hautes, hein ?

Je ne savais pas si la formule était d'elle, ou si elle la citait pour s'amuser, mais elle avait tout d'une jeune ambitieuse de classe moyenne qui rentrait dans son XVème, bien loin de vouloir méditer au-dessus des lacs bleus. Je la voyais davantage passer sa soirée à s'épuiser au téléphone dans le bleu de Bouygues. La phrase fit son effet : le type épinglé avait retrouvé le sourire. J'ai pensé à un dîner de lycée où un jeune homo frisé du centre ville dijonnais m'avait dit : « On est d'accord, on n'a pas de problèmes d'argent, nous... » Ce fut presque touchant, cette façon de s'élancer vers moi pour m'inclure. Ainsi il pouvait continuer à me parler, peu importe la vérité, c'était dit.

Le métro s'est arrêté à la station Montparnasse. La brune s'est levée avec un sourire large pour embrasser ses trois amis. Mais en vitesse ; l'arrêt était court et les couloirs moches du métro l'attendaient :

- Allez bisous ! Je vous aime ! On s'écrit !

Grande serait la joie d'un homme amoureux devant de telles promesses ! Mais entre amis confortables, on peut tout se dire, sans calculer, sans avoir peur de se donner, et on rentre bien au chaud chez soi, remplumé d'affection. Pas sûr cependant que l'homme dévirilisé de la caste des « middle-classes hautes », ami des femmes qui se dérobent et de l'argent qui adoucit les peurs, dorme si tranquille.

Et vogue, ma belle Danoise, toi qui tisse la toile du destin et moi, Viking au bord de ton fjord !


RM


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