Danser
avec naturel en boîte de nuit. Cela signifie plusieurs étapes,
toutes cruciales, avant d'y parvenir. Je décompose : d'abord,
se lever de son siège de narcissique immobile, ensuite se frayer un
chemin en direction de la piste – à ce moment là, les multiples
miroirs nous reflètent en clair-obscur - et enfin, au moment de
passer à l'action, se mettre à ne plus penser qu'au mouvement du
corps qui se fixe peu à peu sur les temps. Souvent les filles n'ont
aucun mal à passer ces strates, souvent les hommes prennent un verre
à la main, pour se donner du courage.
Pour
la mannequin-muse Betty Catroux, dans le film Saint
Laurent de Bonnello – jouée par Aymeline Valade - ce fut
l'étape de la danse qui posa problème : le passage de la position
assise à la position debout s'est déroulé dans les manières les
plus conformes à son rang. Ensuite, raideur et maladresse sont
venues enrober la danse qui a fini par avoir de la grâce. Je
retranscris la scène :
Nous
sommes en 1968, au Sept, night-club huppé de la rue
Sainte-Anne à Paris. Assise sur sa banquette rouge, faussement (ou
pas) ennuyée d'être la beauté figée, la muse fume sa cigarette
comme toute les femmes fatales fument dans les films, c'est-à-dire
avec lenteur et en cassant le poignet. Elle veut correspondre à la
pose alanguie où son couturier veut la voir. Elle le sait, assise,
debout, couchée, fidèle à cette gestuelle régnante, le trait
d'esprit de la duchesse Sanseverina en moins, les néons rouges se
chargent de décorer son silence. Elle feint l'ennui d'une
spectatrice regardée, va jusqu'à oublier de montrer qu'elle sait
son visage parfait, et bientôt son idéal de mannequin se dilue dans
l'alcool qui lui monte dans son grand front blanc. Les écluses du
mouvement s'ouvrent, et elle se lève. Elle se lève au moment où la
musique passe à Creedence qui reprend le blues I
put a spell on you, se dirige vers un miroir, vers nous
spectateurs. Nous sommes son miroir. Elle s'arrête puis, subitement,
commence de danser, raide dans tout son grand corps fin. Elle bouge
moins souplement que Léa Seydoux qui pivote sur elle-même avec tant
d'aisance, si vite. Mais Aymeline a cette beauté en plus :
cette raideur blonde qui se met à se désarticuler, à vouloir enfin
transpirer un peu, créer quelque gouttes sous la combinaison en
cuir. Non sans mal, son corps fait de la résistance ; ses longs
membres enfermés par la mode ne parviennent pas à se relâcher dans
une transe qui ne respire pas l'art industriel. On sent la mannequin
d'aujourd'hui qui n'a pas l'habitude de remuer sur les brûlures du
blues – loin des nappes froides du rétro-électro actuel.
Il
n'empêche que le décalage donne à la danse une grâce maladroite.
On cherche des arguments pour la justifier parce qu'elle touche : on
peut se dire qu'après tout, c'est un film d'auteur, annoncé
comme biopic non-académique, avec des intentions anachroniques,
etc...
La
musique s'installe et parvient à accompagner la gestuelle de la
muse, qui s'étire vers le ciel de la piste en contre-plongée. Les
guitares font des ponts qui agrandissent l'espace, en croches, et
finissent par décider Saint Laurent. Il se lève, se rapproche
d'elle, mais ne danse pas. Il lui demande simplement de travailler
pour lui. Elle répond : « Je ne peux pas ».
Il insiste : « Je vous le demande ». Même réponse :
« Je ne peux pas ». Même demande : « Je vous
le demande... » Gaspard Ulliel, fan déclaré de Jean Pierre
Léaud, imite sa légèreté amusée, anaphore sa passion naissante
devant le miroir, comme son maître dans Baisers
volés : « Fabienne Tabard, Fabienne Tabard,
Fabienne Tabard... ». Force de l'insistance : la
muse pourra finalement. Elle aura choisi
l'avant-garde plutôt que Chanel.
RM
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