dimanche 11 janvier 2015

La danse anachronique d'Aymeline Valade dans le « Saint Laurent » de Bonnello


Danser avec naturel en boîte de nuit. Cela signifie plusieurs étapes, toutes cruciales, avant d'y parvenir. Je décompose : d'abord, se lever de son siège de narcissique immobile, ensuite se frayer un chemin en direction de la piste – à ce moment là, les multiples miroirs nous reflètent en clair-obscur - et enfin, au moment de passer à l'action, se mettre à ne plus penser qu'au mouvement du corps qui se fixe peu à peu sur les temps. Souvent les filles n'ont aucun mal à passer ces strates, souvent les hommes prennent un verre à la main, pour se donner du courage.

Pour la mannequin-muse Betty Catroux, dans le film Saint Laurent de Bonnello – jouée par Aymeline Valade - ce fut l'étape de la danse qui posa problème : le passage de la position assise à la position debout s'est déroulé dans les manières les plus conformes à son rang. Ensuite, raideur et maladresse sont venues enrober la danse qui a fini par avoir de la grâce. Je retranscris la scène :

Nous sommes en 1968, au Sept, night-club huppé de la rue Sainte-Anne à Paris. Assise sur sa banquette rouge, faussement (ou pas) ennuyée d'être la beauté figée, la muse fume sa cigarette comme toute les femmes fatales fument dans les films, c'est-à-dire avec lenteur et en cassant le poignet. Elle veut correspondre à la pose alanguie où son couturier veut la voir. Elle le sait, assise, debout, couchée, fidèle à cette gestuelle régnante, le trait d'esprit de la duchesse Sanseverina en moins, les néons rouges se chargent de décorer son silence. Elle feint l'ennui d'une spectatrice regardée, va jusqu'à oublier de montrer qu'elle sait son visage parfait, et bientôt son idéal de mannequin se dilue dans l'alcool qui lui monte dans son grand front blanc. Les écluses du mouvement s'ouvrent, et elle se lève. Elle se lève au moment où la musique passe à Creedence qui reprend le blues I put a spell on you, se dirige vers un miroir, vers nous spectateurs. Nous sommes son miroir. Elle s'arrête puis, subitement, commence de danser, raide dans tout son grand corps fin. Elle bouge moins souplement que Léa Seydoux qui pivote sur elle-même avec tant d'aisance, si vite. Mais Aymeline a cette beauté en plus : cette raideur blonde qui se met à se désarticuler, à vouloir enfin transpirer un peu, créer quelque gouttes sous la combinaison en cuir. Non sans mal, son corps fait de la résistance ; ses longs membres enfermés par la mode ne parviennent pas à se relâcher dans une transe qui ne respire pas l'art industriel. On sent la mannequin d'aujourd'hui qui n'a pas l'habitude de remuer sur les brûlures du blues – loin des nappes froides du rétro-électro actuel.

Il n'empêche que le décalage donne à la danse une grâce maladroite. On cherche des arguments pour la justifier parce qu'elle touche : on peut se dire qu'après tout, c'est un film d'auteur, annoncé comme biopic non-académique, avec des intentions anachroniques, etc...

La musique s'installe et parvient à accompagner la gestuelle de la muse, qui s'étire vers le ciel de la piste en contre-plongée. Les guitares font des ponts qui agrandissent l'espace, en croches, et finissent par décider Saint Laurent. Il se lève, se rapproche d'elle, mais ne danse pas. Il lui demande simplement de travailler pour lui. Elle répond :  « Je ne peux pas ». Il insiste : « Je vous le demande ». Même réponse : « Je ne peux pas ». Même demande : « Je vous le demande... » Gaspard Ulliel, fan déclaré de Jean Pierre Léaud, imite sa légèreté amusée, anaphore sa passion naissante devant le miroir, comme son maître dans Baisers volés : « Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard... ». Force de l'insistance : la muse pourra finalementElle aura choisi l'avant-garde plutôt que Chanel.


RM


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