mardi 13 janvier 2015

Lou Reed et Voltaire


2015. Une année de plus sans Lou Reed, le prince des bas-fonds qui a péri dans ses propres bûchers, presque guéri de lui-même en regardant les arbres, vers la fin. On ne va pas reparler de Lou Reed un jour de deuil national n'est-ce pas ? Ni de Warhol qui l'a fait éclore dans son usine nouvelle d'il y a cinquante ans. Pour certains esprits radicaux, on devrait même s'en abstenir. Juif, PD, junkie, mauvais coucheur, une caricature de l'occident déchristianisé.

Mais si : on va en reparler. Parce Lou Reed est le contre-rêve américain, l'homme qui transforma Berlin coupé en deux en chef-d'oeuvre invendu et intemporel sans même y être allé, un héros de la décadence capitaliste mais sans grammaire stabilisée, fût-elle écrite par Bowie. Un transformer, combattant extrême de l'art, de l'intelligence, au péril de sa volonté de puissance, de cette envie pressante et contradictoire, aujourd'hui désuète, de devenir une rock star.

Le lundi de l'avant-veille, sur France Inter, Virginie Despentes hésitait : le rock est une attitude... a été une attitude. Alors, le présent ou le passé ? Elle voulait dire que le rock est devenu une musique de Blancs, en réaction contre le rap, le hip-hop, alors qu'il y a trente ans, tout venait encore du blues, donc des Noirs, de l'esclavage, des minorités opprimées, et que ça, rien que ça, l'amour d'une forme au bon moment, au bon endroit, ça faisait un grand bruit sans frontières.

Ce bruit-là s'est tu, abattu sourdement par le flot des différences, des concessions, des recyclages, ou tourne en rond, dans la rétro-attitude des hipsters et des bobos. Le point de rupture, toujours selon Despentes, ce fut le 11 septembre...

Mais il y a eu d'autres événements la semaine dernière.

Je suis un Berlinois, nous sommes tous des Juifs allemands, je suis Charlie... Il y a des moments dans l'histoire où l'individu se sent débordé par quelque chose de plus grand que soi. Ce pourrait être une fable de La Fontaine. Ce fut un grand cri silencieux après trois jours sanglants.

Au-delà des je suis charlie, des appels et des hommages, il faudra réfléchir sur autre chose que les filières, les imams, les voyages d'étude au Moyen-Orient. Ce n'est pas qu'une enquête de police à grande échelle. Depuis l'affaire Merah, le profil des jeunes terroristes français est toujours le même : banlieue, échec scolaire, rap, trafics, chômage ou petits boulots, mères voilées, filles violentées... puis l'embrasement, la défense d'une « cause » qui passe par la Syrie et maintenant le Yémen pour le maniement des armes : le jihad, disent-ils. Il faudra réfléchir, non seulement sur l'influence de certains prédicateurs mais aussi à la solidité de nos planches pourries.

En gros, il y a deux voies pour l'analyse des causes profondes.

La première est que cette société n'offre plus aucune promesse à ses enfants, pas même l'utopie d'un « monde mieux » comme disait Serge Daney. C'est une société qui a fait de l'austérité un credo et du chômage une fatalité. C'est une Europe dominée par l'Allemagne qui veut sortir la Grèce surendettée de l'Euro, de notre civilisation peut-être, alors qu'elle en est le berceau. C'est une société qui ne profite pas du soleil grec pour expérimenter des technologies nouvelles (qui pourraient être des contreparties). C'est une France social-démocrate dont les chefs d'entreprises ont perdu le sens du risque et qui embauche des stagiaires à la place des travailleurs, qui ne fait pas confiance à ses jeunes de souche pourtant bien formatés par les écoles de commerce... Alors ceux qui portent un nom pas d'ici, qui n'ont que les bienfaits de la politique de la ville et le secours des quotas de la discrimination positive... Alors, alors, si la promesse du bonheur sur terre s'est perdue dans l'individualisme, la segmentation, l'indifférence, il peut être tentant pour un exclu de devenir un croyant, un combattant, un martyre.

La seconde piste n'est pas sociétale ou économique, c'est un problème qui concerne l'Islam. Oui ou non cette religion est-elle capable d'admettre la séparation de l'Eglise et de l'Etat ? Encourage-telle la liberté ou, dans son texte, dans son organisation, ses pratiques, conduit-elle inévitablement à l'extrémisme ? Il faut chercher, comme jadis on cherchait le ver stalinien dans la pomme marxiste. La liberté, la tolérance, la vie, sont-elles des valeurs reconnues par l'Islam ? Si oui, que les Musulmans fassent d'abord le ménage chez eux ! Pour ma part, je n'ai pas de réponse. Mais j'écoute. J'entends à satiété qu'il ne faut pas faire d'amalgame (un mot de dentiste). Je regarde souvent Raphaël Enthoven le dimanche, surtout quand il laisse parler son invité. Dimanche dernier, je découvre dans son trente-minutes Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais, qui dit : « Il n'y a pas de charia dans le Coran, pas d'Etat islamique. Le Coran – qui se passe à l'origine de ponctuation – ne vit que d'être interprété. » Plusieurs lectures possibles, au moins deux... De bien belles et rassurantes paroles.

Va-t-on vers une analyse des causes profondes du terrorisme (avec des réponses, si possible, pas des cataplasmes) ? Pour l'instant, à moins d'être sourd, la seule réponse, c'est la « fédération des colères », « l'unité nationale » et même l'union sacrée des peuples contre les assassins de la démocratie. C'est beau dans la rue. Le 11 janvier 2015, Paris était redevenue « la capitale du monde ». Oui, le Gouvernement mondial, cher à Attali, nous l'avons vu, main dans la main, le nez en l'air, scrutant les toits, avec de petits signes amicaux pour les tireurs d'élite postés à bonne hauteur sur le boulevard Voltaire.

Tiens, Voltaire... Avec les flics, les libertaires de Charlie, Cohn-Bendit, Netanyahu et Abbas à quelques mètres, Sarkozy et Carla enchifrenée, Monsieur Tout-le-monde et Madame Sans-Gêne. Tous ont fait corps contre l'ennemi, la menace invisible... Avec Lou Reed peut-être ? Mais toujours pas d'Obama à cette heure.

Demain, il y aura d'autres élections, d'autres divisions... Risquons une hypothèse qui n'ébranlera pas le Gouvernement mondial : n'est-ce pas le consensus des puissants, des moyens et des opprimés sur l'horizon indépassable qu'est devenu le capitalisme, qui nous ronge ?

Crom21




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