2015.
Une année de plus sans Lou Reed, le prince des bas-fonds qui a péri
dans ses propres bûchers, presque guéri de lui-même en
regardant les arbres, vers la fin. On ne va pas
reparler de Lou Reed un jour de deuil national n'est-ce pas ? Ni
de Warhol qui l'a fait éclore dans son usine nouvelle d'il y a
cinquante ans. Pour certains esprits radicaux, on devrait même s'en
abstenir. Juif, PD, junkie, mauvais coucheur, une caricature de
l'occident déchristianisé.
Mais
si : on va en reparler. Parce Lou Reed est le contre-rêve
américain, l'homme qui transforma Berlin coupé en deux en
chef-d'oeuvre invendu et intemporel sans même y être allé, un
héros de la décadence capitaliste mais sans grammaire stabilisée,
fût-elle écrite par Bowie. Un transformer, combattant
extrême de l'art, de l'intelligence, au péril de sa volonté de
puissance, de cette envie pressante et contradictoire, aujourd'hui
désuète, de devenir une rock star.
Le
lundi de l'avant-veille, sur France Inter, Virginie Despentes
hésitait : le rock est une attitude... a été une
attitude. Alors, le présent ou le passé ? Elle voulait dire
que le rock est devenu une musique de Blancs, en réaction contre le
rap, le hip-hop, alors qu'il y a trente ans, tout venait encore du
blues, donc des Noirs, de l'esclavage, des minorités opprimées, et
que ça, rien que ça, l'amour d'une forme au bon moment, au bon
endroit, ça faisait un grand bruit sans frontières.
Ce
bruit-là s'est tu, abattu sourdement par le flot des différences,
des concessions, des recyclages, ou tourne en rond, dans la
rétro-attitude des hipsters et des bobos. Le point de rupture,
toujours selon Despentes, ce fut le 11 septembre...
Mais
il y a eu d'autres événements la semaine dernière.
Je
suis un Berlinois, nous sommes tous des Juifs allemands, je suis
Charlie... Il y a des moments dans l'histoire où l'individu se
sent débordé par quelque chose de plus grand que soi. Ce pourrait
être une fable de La Fontaine. Ce fut un grand cri silencieux après
trois jours sanglants.
Au-delà
des je suis charlie, des appels et des hommages, il
faudra réfléchir sur autre chose que les filières, les imams, les
voyages d'étude au Moyen-Orient. Ce n'est pas qu'une enquête de
police à grande échelle. Depuis l'affaire Merah, le profil des
jeunes terroristes français est toujours le même : banlieue,
échec scolaire, rap, trafics, chômage ou petits boulots, mères
voilées, filles violentées... puis l'embrasement, la défense d'une
« cause » qui passe par la Syrie et maintenant le Yémen
pour le maniement des armes : le jihad, disent-ils. Il faudra
réfléchir, non seulement sur l'influence de certains prédicateurs
mais aussi à la solidité de nos planches pourries.
En
gros, il y a deux voies pour l'analyse des causes profondes.
La
première est que cette société n'offre plus aucune promesse à ses
enfants, pas même l'utopie d'un « monde mieux » comme
disait Serge Daney. C'est une société qui a fait de l'austérité
un credo et du chômage une fatalité. C'est une Europe dominée par
l'Allemagne qui veut sortir la Grèce surendettée de l'Euro, de
notre civilisation peut-être, alors qu'elle en est le berceau. C'est
une société qui ne profite pas du soleil grec pour expérimenter
des technologies nouvelles (qui pourraient être des contreparties).
C'est une France social-démocrate dont les chefs d'entreprises ont
perdu le sens du risque et qui embauche des stagiaires à la place
des travailleurs, qui ne fait pas confiance à ses jeunes de souche
pourtant bien formatés par les écoles de commerce... Alors ceux qui
portent un nom pas d'ici, qui n'ont que les bienfaits de la politique
de la ville et le secours des quotas de la discrimination positive...
Alors, alors, si la promesse du bonheur sur terre s'est perdue dans
l'individualisme, la segmentation, l'indifférence, il peut être
tentant pour un exclu de devenir un croyant, un combattant, un
martyre.
La
seconde piste n'est pas sociétale ou économique, c'est un problème
qui concerne l'Islam. Oui ou non cette religion est-elle capable
d'admettre la séparation de l'Eglise et de l'Etat ?
Encourage-telle la liberté ou, dans son texte, dans son
organisation, ses pratiques, conduit-elle inévitablement à
l'extrémisme ? Il faut chercher, comme jadis on cherchait le
ver stalinien dans la pomme marxiste. La liberté, la tolérance, la
vie, sont-elles des valeurs reconnues par l'Islam ? Si oui, que
les Musulmans fassent d'abord le ménage chez eux ! Pour ma
part, je n'ai pas de réponse. Mais j'écoute. J'entends à satiété
qu'il ne faut pas faire d'amalgame (un mot de dentiste). Je regarde
souvent Raphaël Enthoven le dimanche, surtout quand il laisse parler
son invité. Dimanche dernier, je découvre dans son trente-minutes
Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais, qui dit :
« Il n'y a pas de charia dans le Coran, pas d'Etat islamique.
Le Coran – qui se passe à l'origine de ponctuation – ne vit que
d'être interprété. » Plusieurs lectures possibles, au moins
deux... De bien belles et rassurantes paroles.
Va-t-on
vers une analyse des causes profondes du terrorisme (avec des
réponses, si possible, pas des cataplasmes) ? Pour l'instant, à
moins d'être sourd, la seule réponse, c'est la « fédération
des colères », « l'unité nationale » et même
l'union sacrée des peuples contre les assassins de la démocratie.
C'est beau dans la rue. Le 11 janvier 2015, Paris était redevenue
« la capitale du monde ». Oui, le Gouvernement mondial,
cher à Attali, nous l'avons vu, main dans la main, le nez en l'air,
scrutant les toits, avec de petits signes amicaux pour les tireurs
d'élite postés à bonne hauteur sur le boulevard Voltaire.
Tiens,
Voltaire... Avec les flics, les libertaires de Charlie,
Cohn-Bendit, Netanyahu et Abbas à quelques mètres, Sarkozy et
Carla enchifrenée, Monsieur Tout-le-monde et Madame Sans-Gêne. Tous
ont fait corps contre l'ennemi, la menace invisible... Avec Lou Reed
peut-être ? Mais toujours pas d'Obama à cette heure.
Demain,
il y aura d'autres élections, d'autres divisions... Risquons une
hypothèse qui n'ébranlera pas le Gouvernement mondial :
n'est-ce pas le consensus des puissants, des moyens et des opprimés
sur l'horizon indépassable qu'est devenu le capitalisme, qui nous
ronge ?
Crom21
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